par Claude R. Blouin
Le professeur Stephen Prince offre le premier essai entièrement consacré, en anglais, à l’oeuvre de Masaki Kobayashi : A dream of resistance. The cinema of Masaki Kobayshi, Rutgers University Press, 2018, 323pages.
Il m’a été impossible de rendre compte de cet essai en faisant abstraction du fait que j’ai été, en français, le seul à avoir consacré l’essentiel d’un ouvrage à un cinéaste si marquant pour ma génération de cinéphiles québécois et la suivante. Si riche l’ouvrage de Stephen Prince, que je souhaiterais pour les francophones la parution d’un ouvrage qui actualiserait la perception des œuvres de Kobayashi, en prenant en compte les films accessibles depuis la publication de mon essai et les divers courants d’interprétations que l’ensemble de l’œuvre a suscités. Mes commentaires du livre de Prince devraient donner une idée du plaisir pris à le lire, mais aussi des réflexions qu’il m’a inspirées.
L’universitaire, déjà auteur de plusieurs volumes, dont un sur Kurosawa, présente le cinéaste en s’appuyant sur des documents inédits en langues autres que japonaise et en se référant au théologien Tillich pour fonder son interprétation du mouvement de pensée qui anime les personnages et l’œuvre de Kobayashi.
J’ai découvert Tillich avec Le courage d’être et Kobayashi avec La condition de l’homme, pratiquement la même année, et fortement influencé par les deux, n’ai jamais, avant de lire Prince, pensé interpréter l’un à la lumière de l’autre. L’œuvre de Kobayashi m’a toujours paru explorer, dès son premier moyen métrage, cette quête de l’au-delà des apparences que Prince éclaire des nuances de la pensée de Tillich. Ainsi, même là où ma pensée rencontre celle du critique américain, j’apprends.
Le recours de cet auteur à des sources non traduites vient satisfaire une curiosité de sa vie familiale que, en vingt-deux ans à fréquenter le cinéaste (1972-1994) et une vingtaine de conversations assez longues, je n’avais jamais cherché à satisfaire. Le respect dû à l’artiste/mentor, ma conviction qu’il s’agissait, via l’œuvre, d’atteindre ce qui se disait non de tel homme singulier, mais de l’humanité à travers lui m’incitaient à brider cette curiosité. Mais je trouvais d’autant plus éclairants les apartés venus d’une nécessité ressentie par l’interlocuteur lui-même.
Ils furent rares.
De son épouse, rien, si ce n’est le plus unique : au moment de lui présenter ma nouvelle – et toujours 44 ans après – compagne, il est venu au rendez-vous avec son épouse. J’ignorais en 1973 qu’elle avait été une star, même dans des films de Kinoshita et de Kurosawa, que je connaissais ! Rencontre unique, reprise ensuite par la voix au téléphone.
Jamais rien sur ses parents, sa fratrie.
Plutôt des anecdotes de tournage. Beaucoup sur les projets en cours. En traversant une rue enneigée de Montréal, un rappel d’Harbin, de Kaji, de son identification au personnage.
Très peu sur l’érotisme, présent plus que l’on en a dit, y compris moi, en ses films (Prince lui accorde une place dans les oeuvres initiales, puis à propos de Moeru Aki, pas dans les œuvres maitresses où ce thème est occulté par celui d’une quête de sens qui mène le héros à l’encontre des valeurs de sa classe, valeurs dont il est malgré tout imprégné. Chez Kobayashi, les « bons » connaissent le doute, la contradiction, les « méchants » non).
Puis, lors des deux dernières rencontres, où l’essentiel portait encore sur le projet en cours, les remarques sur le corps qui manifeste son usure, le poids du corps sur l’élan créateur : pourrait-il terminer ce tournage dans les montagnes de Nara, avec sa jambe qui renâclait ?
Peu, très peu sur sa vie privée, donc.
S’il est un élément de sa vie personnelle auquel Kobayashi s’est souvent référé en ma présence (parce qu’il me savait enseignant ?), c’est l’influence de son mentor. En 1992, à notre avant-dernière rencontre (1994), il me confiait la part importante de l’enseignement du poète et professeur d’histoire de l’art Yaichi Aizu non seulement dans sa représentation du destin humain, mais comme spectateur idéalisé auquel il adressait chacun de ses films. Prince m’apprend que, justement en 1992-1993, le cinéaste a publié en une série d’articles le récit de sa vie : le critique en partage des extraits avec son public apte à lire l’anglais et offre ainsi du matériel inédit, auquel s’ajoutent des extraits d’entretiens accordés à des intervieweuses comme Joan Mellen et Audie Bock. Ce faisant, il permet de saisir la lecture que le cinéaste donnait lui-même de son parcours et de la manière dont son expérience individuelle et familiale avait pu orienter ses choix narratifs et esthétiques. Cela, incidemment, réveillera des souvenirs à la quarantaine de personnes qui, en 1974, avaient suivi les quatre conférences du cinéaste dans les cours du professeur Gilles Therrien, à l’Uqam. Evénement auquel, c’est dire sa précision, l’auteur fait allusion.
Celui-ci développe aussi plus que personne à ma connaissance en langues occidentales l’importance de l’apport du compositeur Toru Takemitsu et la portée de l’influence d’Aizu Yaichi sur Masaki Kobayashi.
En suivant la chronologie de la vie du cinéaste, nous nous trouvons refaire l’histoire du Japon contemporain. Car si Stephen Prince évoque peu, dans les deux premiers chapitres, les commentaires critiques issus d’articles écrits en anglais (ou en français) sur le style des films, il se réfère judicieusement aux textes d’historiens, théologiens, universitaires de diverses disciplines pour mettre en contexte les récits.
Film après film, six inaccessibles au moment où je rédigeais mon essai de 1982 sur Kobayashi (Le chemin détourné, HMH), lecteurs et lectrices de cet essai plongeront dans un monde où le guideront quelques aspects à l’aune desquels Stephen Prince fait ressortir la cohérence de l’univers fictionnel de Kobayashi. Ainsi de l’usage de l’angle en plongée et de son jumeau, celui de l’éclairage théâtral, dont il repère dans chaque œuvre la trace pour souligner de quelle façon cela cadre ou pas avec le mouvement évoqué plus haut, celui de la reconnaissance d’une dimension qui déborde ce que les seules facultés intellectuelles peuvent expliquer. Même à propos du langage cinématographique le recours à la mise en contexte biographique et à la référence à Tillich, annoncé en introduction, permet de se livrer à une lecture où la concentration est soutenue par ces leitmotive.
L’auteur ne cherche pas à exprimer les mouvements d’avancée, de recul, de stagnation, d’exaltation que toute création pour le cinéaste ou toute lecture, en l’occurrence la sienne, cette recréation, supposent, au risque alors de semer l’inconfort. L’ouvrage de Stephen Prince échappe à ce risque, tant il pourrait se proposer en modèle de ce que peut le mieux l’architecture classique de la thèse : position annoncée, méthode suivie, examen des groupes d’oeuvres selon un crescendo vers le plus de maîtrise, et un moderato dans l’évocation des œuvres finales créées en des conditions difficiles. En effet, Prince annonce son propos, tient bien en contrôle les deux phares par lesquels il compte apporter un éclairage inédit et ne rompt l’ordre chronologique que si cette rupture permet d’anticiper en le préparant un développement plus conséquent, plus loin, avec un autre groupe d’œuvres. Un doctorant de n’importe quel domaine des sciences humaines découvrirait ici une façon convaincante de pouvoir intéresser un public curieux, serait-ce de non spécialistes.
La densité de l’analyse s’intensifie avec l’analyse des œuvres de maturité, mais un des mérites de cet ouvrage est la manière dont l’auteur inscrit les œuvres peu commentées en Occident dans ce mouvement d’invitation à rester disponible à ces valeurs qui débordent de celles que les codes sociaux ordonnent. Ainsi le dernier chapitre fait-il boucle avec les premiers.
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J’aimerais donner deux exemples de la façon dont les analyses de l’auteur ont animé ma curiosité, et ce, sur la place même du religieux comme motif.
Alors que je trouvais que Prince n’ accordait pas assez de place au shintoïsme, voici qu’à propos de Kaseki, film dont le décor comporte pourtant le plus d’éléments explicitement chrétiens, il rappelle toute la différence qu’il y a entre foi en Dieu (dans le christianisme, voire dans le bouddhisme) et sentiment de présence du divin, des dieux, tel que le shintoïsme (et, je souligne, le paganisme gréco-romain) le présente : et, à ses yeux, dans ce film, ce serait plutôt vers ce rapport affectif et émotif, plus qu’intellectuel, que le récit nous mènerait.
Second exemple.
Je souscris tout à fait à la sensibilité de Masaki Kobayashi au sens du sacré, i.e. à ce qui outrepasse les seules règles sociales et commande un devoir de résistance, et à ce qui trouve dans l’approche des œuvres d’art une voie d’évocation plus que d’explication. Et, en effet, le christianisme, vu ici au filtre de l’héritage bouddhique, a pu intervenir dans la représentation de la quête de Kaji, le héros de La condition de l’homme. Mais on peut se demander si le christianisme est bien le seul mode de représentation, avec le bouddhisme, à avoir orienté le cinéaste. C’est ce que la première moitié de l’essai pourrait laisser entendre. Pourtant le conflit entre Créon et Antigone/Kaji, avec son arrière-plan de panthéisme polythéiste (si proche du shintoïsme), ne pourrait-il aussi être invoqué ?
L’auteur me cite sur la place du christianisme dans la culture japonaise. En substance, il ne faut pas sous-estimer, sur les intellectuels japonais, dans les premières années du vingtième siècle, non tant l’influence de la religion par ses dogmes que de l’angle d’approche et l’insistance des thèmes chers au christianisme, en particulier sur la valeur intrinsèque des personnes. Et Prince lui-même, indique une des limites que cette référence à cette religion rencontre chez Kobayashi. Il demeure que, avec le marxisme, le christianisme a aussi été une source de questionnement, en sorte que la culture japonaise se nourrit de ces deux interprétations venues d’ailleurs, autant que du confucianisme, du bouddhisme, du shintoïsme, du bushido. Et c’est bien à la multiplicité de toutes ces représentations que recourt le cinéaste pour tenter de cerner ce qu’elles traduisent de ce qui donne sens à nos destinées – ou comment on peut en être broyé.
Prince rappelle, à propos de Kwaidan, que le mentor de Kobayashi, Yaichi Aizu, a été élève de Lafcadio Hearn, par qui il a été initié à la civilisation grecque, à laquelle, à son tour, il a formé Kobayashi. Et si me vient à l’esprit le rapprochement à Antigone, je le dois bien à lecture de Prince et aux souvenirs de conversations avec Kobayashi qu’elle provoque. Combien de fois n’ai-je pas entendu ce dernier parler avec passion des civilisations de la route de la soie et du brassage des cultures, des mythes et croyances ?
Le rêve de sa vie n’était-il pas de réaliser l’adaptation des Chemin du désert de Yasushi Inoue, et donc de célébrer, dans ses formes variées selon les cultures, cette commune intuition d’un plus au-delà de la seule perception ? Le projet d’adapter ce roman, il me semble qu’il m’en a confié le propos au moment de tourner Kaseki. Certainement, encore, tout de suite après et avant le tournage en Iran de Moeru Aki. Le roman d’Inoue gravite autour de ces lieux où l’Orient et l’Occident se rencontraient et se fondaient en art nourri de formes issues de multiples sources. À la manière dont on dit du sourire de certains bouddhas qu’il serait un écho de celui des statues grecques, apparu chez les premiers en ce lieu de rencontre que fut Gandhara, sourire que l’on retrouve dans les très japonaises œuvres des temples de Nara, ainsi un rapport au sacré court-il de Grèce au Japon, via la route de la soie. Nara : lieu emblématique de la poésie de Yaichi Aizu et cadre/sujet du dernier film de Kobayashi.
Cela me donne à penser que l’arrière-plan grec a pu jouer un rôle dans la constitution de sa sensibilité, et qu’il faudrait aussi accorder autant de place au shintoïsme qu’au christianisme et au bouddhisme, dans la sensibilité esthétique de Kobayashi.
Stephen Prince raconte bien les efforts de Kobayashi pour adapter ce roman (Tonko en japonais). En traitant de ce projet à la fin et comme un tout quasi autosuffisant, il opère une synthèse du cœur des convictions et aspirations du cinéaste, mais il pourrait faire oublier que, hanté par sa vision évolutive du roman, ce projet allait colorer tous les films depuis La condition de l’homme. La passion héritée du mentor pour les œuvres nées le long de la route de la soie est indissociable de son désir de les célébrer dans le cadre de la restitution cinématographique du récit d’Inoue. Et cette association pourrait expliquer les failles que l’universitaire signale à propos de Moeru Aki, à commencer par le fait de l’avoir tourné contre son instinct et en taisant la situation politique révolutionnaire en cours en Iran au moment du tournage, au mépris de la sensibilité exprimée dans toute l’œuvre antérieure. Je n’ai jamais pu voir ce film, mais le cinéaste m’en avait parlé, peu après son montage, en invoquant son rêve de filmer le roman d’Inoue. À défaut de pouvoir réaliser à ce moment cette adaptation, au moins s’en approcherait-il en allant en des lieux qui furent emblématiques de la route de la soie et des échanges culturels, au coeur de la méditation poétique de son mentor. Stephen Prince, à l’occasion de l’analyse du film documentaire supervisé par le cinéaste, sa dernière œuvre, rappelle ce qui le lie avec le poète, et émeut.
On voit que la constance de l’universitaire dans son recours aux données biographiques et dans ses références à Tillich, par la netteté de son analyse et son insistance sur le motif religieux, m’aura été occasion d’un retour sur mes propres analyses ou interprétations.
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Les anglophones disposent donc d’un ouvrage qui, à des sources inédites en anglais, joint une perspective critique respectueuse, qui ne craint pas de faire entendre un bémol à la conception du cinéaste à l’occasion (par exemple, sur la manière de peser la responsabilité des criminels de guerre dans La chambre aux murs épais ou les silences du cinéaste dans Moeru Aki), ou, au contraire, à quelques reprises de prendre le contrepoint d’un jugement de critique.
Stephen Prince sert bien la mémoire du cinéaste et interpelle, via Kobayashi, le spectateur de maintenant.
Cet ouvrage remarquable réussira-t-il à attirer l’attention sur les œuvres de Kobayashi ? Les admirateurs de La condition humaine et des jidai-geki seront-ils tentés de se tourner vers les autres films, finement cernés et rattachés à ce en quoi Stephen Prince voit la singularité du cinéaste ?
Publier un ouvrage, en anglais et sur un cinéaste japonais, qui plus est mort en 1996, cela, dans les métamorphoses auxquelles est soumise la notion de culture, ne relève-t-il pas aussi d’un rêve de résistance ?