par Claude R. Blouin
Le titre japonais, En dormant, en s’éveillant, renvoie au thème de l’amour que rien n’arrête, là où le titre français, Asako I & II, focalise l’attention sur le personnage de la femme. Le I et II ne renvoie pas à deux films, et même si l’histoire se divise en deux parties (en fait, trois : l’architecture du film épouse celle du premier édifice où entre l’héroïne , avec ses lignes sinueuses convergeant sur le pignon), les chiffres désignent aussi bien l’existence de deux personnages masculins : sont-ils bien deux, serait-ce le même?
Né en 1978, le cinéaste en est à son sixième films, le plus connu chez nous étant une oeuvre de cinq heures, distribuée sous le titre Senses. Que je n’ai pas vue.
Mais l’accueil favorable réservé à ce dernier film crée une attente, aussi bien que la lecture de quelques articles soulignant le parcours en indépendant, hors du cinéma commercial, de son réalisateur. Il n’avait pas vingt ans lors de mon dernier séjour au Japon, et je suis intéressé de voir en quoi le quotidien et les rituels amoureux auront changé ou pas et si le cinéaste s’intéresse au plus neuf de son temps ou à ce qui perdure. J’approche donc le film dans une perspective elle-même fondée sur une comparaison, un duo!
Le récit s’ouvre sur la vue d’immeubles modernes et d’un pont, évoque donc l’idée de double, puis qu’il y a rives. Se suivent des enfants en jeu, une jeune femme qui entre dans le champ, la vue d’un immeuble hypermoderne, musée où une expo de photos retient l’attention de la jeune fille, en particulier les images où des personnes apparaissent à deux. En quelques minutes, le cinéaste introduit les thèmes de l’art (architecture, photo), du jeu, du double qui soutiendront l’histoire d’Asako dont le premier amour, Baku, disparaît, après promesse de retour, et le second, Ryohei, attaché, attachant, l’attire donc par sa ressemblance avec le premier aimé.
Hamaguchi porte attention à l’architecture moderne d’Osaka et de Tokyo, me découvre des endroits non familiers. Autres traits qui ont changé par rapport au Japon que j’ai connu, l’usage commun du cellulaire et du texto, le partage des tâches entre homme et femme. S’ajoute, pour retenir mon attention sur le Japon mutant, l’expression publique d’affection entre amoureux. Mais celle-ci étonne assez pour que les passants s’arrêtent… Et les couples ici n’appartiennent guère, dans leur génération, à ces 30 % dont la Presse occidentale aime rappeler que les hommes ignorent les femmes (et vice-versa), voire toute vie sexuelle de couple. Ici, par ailleurs, pas de clubs et d’hôtesses, pas de pornographie, pas de compensations via le virtuel, aucune scène de nudité. Hamaguchi, cinéaste indépendant, prend ainsi ses distances avec des traits souvent associés au cinéma d’art et d’essai… dans les années soixante-dix. Il confirmerait plutôt sa proximité avec Koreeda et Kawase, et d’autres cinéastes dans la quarantaine dont nous ne pouvons qu’entrevoir les films si nous sommes disponibles au moment de leur projection dans un festival, comme Yamada et Miyazaki.
Toutefois le Japon que j’ai connu apparaît dans ce goût des jeunes protagonistes pour la recherche de la perfection, que ce soit dans le jeu théâtral pour l’actrice et le personnage ayant renoncé à son rêve, ou dans l’attention apportée à la qualité des ingrédients et au mariage des aliments pour celui qui travaille au sein d’une brasserie de saké. Le film joue aussi sur ce duo Osaka-Tokyo, mais pour montrer combien, et cela n’a pas changé, la langue parlée des citoyens originaires de la première leur revient spontanément entre eux, quand ils résident dans la seconde. Traditionnels aussi les habitats de campagne, la manière dont le geste précède la parole pour signifier le fond des pensées et des émotions. Correspondances avec le cinéma méditatif des Naruse ou Ozu.
S’il y a un élément de rupture avec le Japon que j’ai connu, c’est celui qu’entraîna le tremblement de terre de 2011, magnifiquement évoqué, sobrement, tel qu’il a été vécu par les Tokyoïtes. Avec les foules dans les rues, privées de transports. Mais il n’est pas anodin que cet évènement soit vécu par les personnages en rapport avec un art : la nature et l’effet des surprises de l’un et de l’autre ne sont pas les mêmes. Difficile de développer sans compromettre le plaisir de la découverte pour le spectateur qui n’a pas encore vu le film.
Rupture aussi, pour les Japonais eux-mêmes. Sans doute une amie d’Asako peut-elle invoquer l’îlot préservé et sécuritaire qu’est le Japon, société par comparaison sure, en cela préférable si l’on veut élever des enfants. Cette remarque s’oppose ainsi à la réalité des statistiques, qui fait de son pays celui où, précisément, naît en proportion, le moins d’enfants. En cela aussi Hamaguchi affirme son désir du singulier, de s’attacher moins à la sociologie de son pays qu’à l’exploration des possibles de la condition humaine, à ne pas faire des personnages des prototypes, mais des êtres avec leur singularité. Mais en consacrant une scène au séisme de 2011, à son impact sur les protagonistes, il rappelle aussi à ses compatriotes que cette sécurité n’est pas absolue, que notre vie relève de l’éphémère. Et donc nuance l’opinion de l’amie susdite.
La conscience de la menace sismique existait certes du temps de mes séjours (1968-1997), Kobe avait été frappé en 1994. Mais Fukushima a servi encore plus de choc révélateur incitant à une remise en cause du choix des priorités : donner du sens à sa vie relevait, dans l’après séisme, de l’urgence. Plusieurs films, présentés dans des festivals montréalais, fort peu hélas en distribution régulière, ont mis en lumière de manière encore plus impérative cette résilience, ce désir d’apprécier le réel accessible, au lieu de se complaire dans la construction d’un futur de seul pouvoir, de consommation de biens ou de prestige.
Par ailleurs, aux maisons ruinées de la région de Sendai, le cinéaste oppose la résilience japonaise dans la tenue de marchés à ciel ouvert comme j’en pouvais voir naguère, avec ces chants traditionnels, fédérateurs de générations et de régénérations, et cet hédonisme populaire manifesté dans le goût et la fierté des saveurs locales. On notera curieusement que, cette jeunesse qui arrose des plantes, s’inquiète de la qualité de l’eau (ne s’identifie-t-elle pas à la vie même?) et demeure sensible à un environnement où l’humain s’insère dans la Nature, « moderne »par son « écologisme », cette jeunesse, elle retrouve ainsi les racines de toute une partie de la tradition culturelle japonaise.
Des plans où les duos sont perdus dans la vastitude des paysages non seulement rappellent qu’il n’y a qu’à vue d’homme, de près, que les drames affectent, mais ils font aussi écho à des répliques, comme celle où le ciel est dit réfléchir la mer, en une suppression de la dualité.
Dualité : d’ordinaire on pense au dédoublement du héros, en prise, dans les films fantastiques, avec un autre lui-même menaçant. Ici, l’héroïne passe d’un homme à un autre, parce que le second lui rappelle Baku au point qu’elle croit l’avoir reconnu en Ryohei.
Mais Hamaguchi nous rend témoins de moments dont ne peut avoir connaissance Asako : son thème ne serait donc pas le dédoublement de soi. En vérité, il y touche, car comment concilier ses deux amours? Comment être une et choisir, et le faut-il? À cela devrait-on les I&II du titre, qui se rapporteraient autant aux deux aimés qu’à l’ambivalence d’Asako : serait-elle attirée essentiellement par ce qui évoque Baku en Ryohei ou l’apprécie-t-elle dans sa singularité? Quelle part d’elle-même, quelle Asako choisira-t-elle d’être?
Le terme « narcissique » passe en sous-titre, que le récit met en cause, dès lors que l’héroïne et le spectateur s’interrogent sur les motifs d’attraction de la jeune femme. Car elle admire une amie actrice dont un camarade vient d’éreinter le jeu. Elle révèle ainsi que « l’autre » agit bien en repoussoir d’une certaine idée de soi. Que « l’autre » joue, aux yeux du réalisateur, un rôle dans la reconnaissance de soi, le confirmera la réaction de ce camarade devant l’intervention d’Asako.
Théâtre, photo, voire architecture agissent bien en reflets. Toutefois, s’il y a, de vitres ou miroirs, quelques plans, assez peu nombreux étant donné l’importance de ce thème du double, les arts et les « autres » ne se contentent pas d’être présentés comme représentations\reflets d’un sujet qui les regarderait en se projetant. Ils sont, pour le spectateur/personnage, temps de pause à partir de poses, temps d’interrogations susceptibles de permettre la mise au point de soi, de ce que l’on entend ou saisir ou donner comme sens à sa vie. Cela est explicitement exprimé, l’implicite l’étant par le rapport à ce qu’est cet « autre », le chat, apparemment occupé à ses propres affaires, plutôt que par les tensions qui se jouent en sa présence, mais complice aussi (quand cela semble lui convenir).
On notera que l’expo de photo s’intitule Soi et les autres. Et c’est bien le sujet du film que cette manière de raconter la façon dont la rencontre ou l’opposition avec autrui nous renvoie à un « autre » nous-mêmes. Cela explique pourquoi j’ai beau trouvé un peu rapide la manière dont Baku quitte Asako, après s’être aussi rapidement manifesté : en même temps, le caractère évanescent du mannequin (encore un rôle de double qui appellerait identification!) permet d’établir le contraste avec son sosie, lui, si attaché dans sa peine comme dans son affection.
Si « aimer est regarder ensemble dans la même direction », Hamaguchi, du premier plan au dernier, suggère que ce serait aussi savoir reconnaître et la saleté et la pure puissance du flux de la vie.