Montréal, Fantasia 2014 : le Japon des exclus
par Claude R. Blouin
À la mémoire de Gilles Blain.
Mon choix de huit films japonais parmi les nombreux sélectionnés à Fantasia m’a été inspiré par la liberté que j’ai de ne pas tout couvrir, et de pouvoir suivre mon instinct. Comédie, thriller, pas de films gore. Mais une exception à ce dernier critère, un film de Hisayasu Satô : j’avais apprécié son culot en d’autres films, j’ai donc inscrit son Hana-Dama : the origin à ma programmation. On trouvera curieux que j’évite précisément ce qui fait la marque distinctive de Fantasia, mais, précisément, je tiens à témoigner depuis les débuts que ce festival offre plus que ce à quoi on le réduit.
Je ne décide pas a priori du sujet que j’examinerai avec plus d’attention : je préfère me laisser guider par les premiers films. À partir de trois, un fil conducteur m’est apparu, auquel je me suis montré plus attentif. À celui-ci j’ai voulu joindre le souci de dégager l’image du Japon qui en émane.
J’avais terminé l’essentiel de cet article quand il m’est venu à l’esprit de le dédier à un collègue décédé en juillet 2014. Il se trouve que c’était un enseignant toujours à la recherche de la manière dont l’enfance était présentée à l’écran. C’était aussi un homme sensible au dialogue qu’entretiennent entre eux les divers arts. Si la seconde facette nous était commune, son attention à la représentation de l’enfance m’a été moins familière, alors qu’elle a été constante chez lui. Or Fantasia est assez fidèle, dans sa sélection, à ce thème, en particulier à celui des exclus à l’école. Les films que j’ai retenus cette année gravitent souvent autour de l’enfance ou de l’adolescence en butte au harcèlement.
Mais je n’avais pas prévu qu’une fois cette référence faite à l’importance de ce thème de l’enfance au cinéma, il me viendrait à l’esprit qu’en effet, étrangers et Japonais auraient intérêt à se pencher sur la manière dont les cinéastes japonais représentent l’enfance. Car ces derniers ont tendance à revenir souvent sur ce problème du harcèlement, que recoupe celui des hikikomori, ces jeunes qui se retranchent de la société, souvent à cause du harcèlement dont ils sont victimes. Or la manière dont des cinéastes comme Fujita, Kurosawa et Sato rendent compte des forces en jeu dans l’exclusion me semble curieusement faire écho à celle dont certains commentateurs japonais dessinent la perception qu’ils se font des Japonais aux yeux des étrangers, des étrangers aux yeux des Japonais. Et je me demande dans quelle mesure les exclus ou ceux qui se sentent tels ne sont pas des projections de ce que beaucoup pensent de leur pays et de sa façon de s’insérer ou pas au milieu des autres.
Gilles Blain était donc bien avisé de suivre à la trace ce que nous montrons de l’enfance, car qui la quitte jamais ? Qui n’y retombe, dès lors qu’il se trouve en groupe ? Et ce que l’on dit des mécanismes qui entraînent l’enfant exclu à rejeter à son tour, comment ne donnerait-il pas à penser à celui qui anime les nations ?
Mon coup de cœur cinématographique, d’enseignant de cinéma retraité et d’admirateur de Chaplin va à Uzumasa Limeligth. J’ai apprécié le traitement de l’adolescence dans Sweet Poolside et Real, et celui de l’enfance dans Jellyfish Eyes. Toutefois, le style de Real et ce qu’il laisse entendre des rapports entre illusion, rêves et réalité en ont fait un de mes préférés. Belle synthèse des caractéristiques stylistiques du thriller, Snow White Murder Case m’a agréablement surpris. Même s’ils ne m’ont pas tout à fait contenté, ce sont Monsterz et Hana-Dama qui m’ont le plus orienté vers les considérations annoncées en introduction. Mais le meilleur antidote à la tentation de pessimisme stimulée par les catastrophes dont l’actualité se nourrit, c’est, lui aussi parmi mes préférés, Fuku-chan of Fuku-fuku Flats, qui me l’a procuré, car il réussit le tour de force de laisser place à une forme d’espérance active, sans tourner les yeux de la solitude extrême qu’il y a, autour de nous, en nous, et à faire cela par la comédie, sans pour autant trahir la complexité des gens.
Monsterz de Hideo Nakata
Le propre de la fiction est de permettre de contourner les limites de la perception réaliste, de voir de biais, pour ainsi dire, ce même réel dont le sens nous échappe. Le voir autrement. Aussi ce ne sont pas les prouesses des deux protagonistes principaux qui, pour étonnantes qu’elles soient, provoqueront mes surprises dans le film d’Hideo Nakata.
La première tient à ce que, averti par les photos et les textes résumant le scénario, je m’attendais à beaucoup de sang, d’yeux miroitants, d’ambiance lugubre. Et j’ai découvert dans la première demi-heure un portrait sensible d’un Japon loin des grandes corporations, une société où la vie se déroule entre intérieurs aux teintes sobres, nature aux ondées violentes tantôt, tantôt au soleil étincelant , marché aux puces, petite compagnie d’artisans. Il y a aussi ce qui me semble un improbable déménageur, dont la résistance physique semble défier les exigences du métier, bien que cet aspect ne soit nullement présenté.
Je me suis attaché à cet univers qui revisite celui d’un Narusé, sensible au prix des petits bonheurs et des gestes sûrs et appliqués d’un artisan loin de la robotisation, au métier qui exige long et lent apprentissage.
Seconde surprise, le fait de retenir aussi le côté martial, froid, mécanique d’une société qui exalte l’harmonie et l’uniformité. Cela se produit à l’occasion de la démonstration de la manière dont la police fait son travail. Et en est détournée dans sa finalité. L’ombre du manga Akira traverse la vie du « Monstre », prémonition de son destin, de la froideur dont la ville peut devenir le lieu, mais aussi signe d’une identité, possession qui marque la permanence d’un lien, le miracle d’un don.
Ente héritage de l’architecture classique et culture populaire contemporaine se forme un art de vivre, variable selon le consentement de chacun à faire place à autrui, à consentir à porter les yeux sur la carte des territoires où chacun évolue. L’adversaire du « Monstre », exceptionnel et donc « monstrueux » lui-même, n’a pas pour rien le surnom que ses amis twitter lui réservent.
C’est que, troisième élément pour retenir mon attention, Hideo Nakata s’intéresse plus à la dimension métaphysique qu’au réalisme du thriller. Les invraisemblances, causes de ma quatrième surprise, cette fois source de déception, ne se trouvent pas dans l’exceptionnel, que j’accepte avec la proposition de base du récit, mais bien dans le déroulement de l’enquête policière. Je reste étonné en cours de visionnement par le fait qu’on laisse seul le héros Tanaka partir à la poursuite du méchant, et, qu’en outre, on prenne soin de laisser entendre qu’il est sous observation comme le « Monstre ». Or on le voit prendre son temps dans un spa.
Quand on quitte le thriller pour revenir à la question « Pourquoi suis-je né ? », quand on retrouve l’homme sans nom, sinon celui de « Monstre » dont on le désigne, quand on le voit, après des années, en présence de sa mère, on se demande si elle-même saurait répondre, expliquer pourquoi elle l’a élevé. C’est un des aspects par lesquels le récit alimente ma troisième surprise, cette fois avec reconnaissance envers le cinéaste.
Je suis intéressé à cette façon dont chacun, manipulé par le Monstre, peut devenir lui-même monstrueux. Tanaka porte une culpabilité, un manque à son désir de protection, avec lequel chacun peut s’identifier. Son pouvoir de guérison répond à celui de manipulation du Monstre, mais comme son avers. Désir de vie et désir de mort se livrent un duel, où celui de vie a l’avantage en ce que tout désir, même de mort, le présuppose.
Au Japon des gens modestes du début, avec ses personnages cadrés de sorte à ce que les traits du visage et le torse soient en évidence succéderont celui des lieux vastes de la fin, entre salle de spectacle et escalier en spirale. Au début, ce sont les personnages qui finissaient par s’éloigner pour ainsi dire de la lentille pour se révéler en entier, et les teintes beige, brunes, crème des intérieurs rappelaient le sens de l’intimité, la continuité d’attente entre Japon moderne et celui qu’on connaît par ses œuvres passées. Mais bientôt la caméra s’avance, explore, curieuse comme Tanaka et Kanaé, celle qu’il entend protéger, et qui voudra faire de même à son endroit.
Au désir de contrôle s’opposerait donc cet esprit d’ouverture : il y aurait une alternative au duo dominant/dominé. Mais le réalisateur, par la vertu, dans un des derniers épisodes de la saga, d’une mise en scène opératique et grâce au dialogue, éclaire une des dimensions troublantes de la volonté de contrôle : celle qui consiste à tourner la capacité d’interrogation et de compassion en instrument de culpabilisation. L’esprit tenté par le totalitarisme, avec son corollaire, le fantasme de contrôle de la pensée, excelle à culpabiliser celui-là même qui, par son élan spontané vers autrui, est susceptible de s’en sentir le protecteur, et donc coupable, puisque la mort finit par triompher.
Or, par le concours de l’ordre d’enchaînement des actes, Nakata nous découvre que, une fois assumée par chacun la part, serait-elle inconsciente, de responsabilité dans la violence, le recours à celle-ci peut, en chacun, trouver à se libérer, de manière irrésistible en réponse à l’inévitable désir de contrôle. Protéger, policer : sécuriser. Mais n’est-ce pas là se placer sur la pente même de ce désir de contrôle dont on se veut l’opposant ?
Le spectacle cinématographique, parmi ses invraisemblances dans le thriller et ses moments de manifestation de pouvoirs exceptionnels, parsème son cours de répliques qui interpellent le spectateur et de scènes où le silence lui permet d’interroger le mystère de la présence au monde d’êtres luttant pour trouver un chemin vers la communication.
Au scandale de la mort inévitable s’opposent générosité, curiosité, attentions à autrui, mais non comme le blanc au noir, le mauvais au bon. Comme un tourbillon dans lequel chacun est susceptible de tomber plutôt.
Faut-il cacher sa force ? Réduire ce par quoi on est différent ? Affronter le rejet ? Se mettre en état de guerre dès lors qu’on est susceptible d’être exclu ?
Où se cache dans le pays où l’on vit, dans un pays en paix, au quotidien, ce réseau de contradictions qui demande à être sans cesse démêlé ?
Le cinéaste glisse parmi ces interrogations celles qui mettent en cause le matériau de son propre artisanat. Et nous montre comment, autant par amour que par désir de protéger l’idée de justice, le témoignage des images et des sons peut toujours être manipulé. Tout comme le récit à partir duquel chacun s’essaie de mettre en ordre ce par quoi il pourra choisir qui être. Dans l’attente toujours, et pour certains jamais réalisée, d’être nommé, d’être quelqu’un pour autrui.
Afin de devenir un peu plus supportable à soi.
Sweet Poolside de Daigo Matsui
Sweet Poolside, adaptation du manga de Shuzo Oshimi, met en scène Toshi Ota, ado complexé par son absence de pilosité pubienne, et Ayako Goto, qui l’est pour la raison inverse. On se doute bien que l’éveil de l’érotisme et la découverte de la sensualité, à travers l’obsession de la pilosité ou de son absence, seront en jeu. Pourtant le rapport à soi et au jugement d’autrui est bien, plutôt que l’érotisme affleuré, le vrai sujet du film : la pilosité pubienne ne sera jamais montrée. Le cinéaste trouve le moyen de respecter l’éveil à l’érotisme des personnages et de ménager la pudeur des interprètes et des spectateurs.
Dès le départ, Daigo Matsui établit le thème principal du film, la confiance en soi, en nous montrant couché sur le bord de la piscine le jeune garçon, en retrait donc : pas prêt à se jeter à l’eau. Aux bruits des voix joyeuses des membres du club de natation, se superpose en voix off la confession de son incapacité à révéler son secret.
Le cinéaste nous tient près de cette difficulté en jouant de plans rapprochés et de gros plans où alternent images du présent vécu et images de ce qu’imagine le héros, tandis qu’il répond à la demande d’Ayako : la raser. Activité secrète, pratiquée sous un pont, dans un environnement rural. Le vert des herbes enveloppe le couple, puis l’ombre du pont accentue l’intimité. Les personnages dramatisent, comme il se doit, la différence, mais ne sont pas étrangers à l’ironie d’une situation où leur problème exactement opposé crée entre eux une ressemblance.
Nous revoici donc, sur un mode plus élégiaque, en face du thème de la différence et de l’acceptation par nos pairs. Aussi blessante peut être la taquinerie, elle peut bien être aussi trompeuse, car elle peut cacher l’attachement de la personne qui l’exerce, être reçue comme une marque d’exclusion par celui-là même qu’on aime. À quoi peut mener le rejet et le sentiment d’être rejeté, d’être perçu ou de se voir comme un monstre, le scénario le laisse entendre en abordant un des sujets d’intérêt d’Ota, expression de son désir temporaire de donner corps à cette image de monstre dans laquelle il se sent enfermé.
De l’exclusion à l’envie de destruction, de soi ou des autres, les adolescents Toshi et Ayako connaissent la tentation, comme du besoin de reconnaissance et de temps pour comprendre. La nécessité de se situer dans le monde entraîne le goût de la collection, aussi bien que celui de l’écriture : Piaget saluerait peut-être le sens de l’observation dont le scénario, mais aussi la mise en scène témoignent.
Si un père chômeur, qu’Ayako n’est pas pressée de présenter à Ota, intervient, on ne voit pas les parents de ce dernier. Son frère aîné joue le rôle de confident (cela va dans les deux sens) et le met sur la voie de sa métamorphose. Un enseignant de sciences lui fournit la base d’une réflexion fondée sur autre chose que le besoin de s’intégrer et d’échapper aux rires des autres. Ainsi le « rejeté » passe-t-il par autrui pour pouvoir ajuster la vision qu’il a de lui-même.
Il faut souligner que l’apprentissage par le sport plus que par les disciplines académiques constitue, au Japon, le pilier du film qui met en scène des ados. En ce sens, on n’est pas surpris par le fait que la participation au club de natation prenne tant d’importance. Mais ici, les fantasmes et rêves d’Ota se tissent autour de sa représentation en explorateur de la forêt luxuriante, i.e. la zone pubienne d’Ayako, qu’il désigne du nom de kuni, pays. Et les cours de science deviennent, aux yeux de l’ado, pertinents. Sous les dehors désintéressés de la classe, ils sont l’occasion d’en apprendre sur les plantes et la génétique, certes, mais aussi de faire le lien avec soi, son corps, et donc avec ce qui cause son enfer personnel. Tout cela est à mettre au crédit de ce film en demi-teintes.
J’ai moins apprécié ce qui constitue le point de retournement dramatique, l’échange final auprès de la piscine, du moins dans sa phase exacerbée : j’ai retrouvé le sens poétique, celui de la nuance, qui m’a séduit tout le long, dans la fin de cette séquence, où, à distance l’un de l’autre, se fait le rapprochement entre les protagonistes, est donnée la clef de la maturation et du changement. Un air de folk, repris de diverses manières, par divers personnages, soutient l’espérance des protagonistes, et, sans doute, marque le point de vue du cinéaste.
Ignorant du manga, je ne sais ce qui tient à celui-ci. Au crédit du réalisateur et de son équipe, je serais porté à accorder ce jeu de la musique, surtout celui de la voix off doublant celles des nageurs, ce sens du cadre établissant l’ambiguïté du sentiment amoureux en l’associant à un élan plus vaste, auquel les plantes mêmes participent, une direction de comédiens qui réussit à dégager la personnalité de chacun tout en respectant ces gestes et codes d’expression qui marquent ceux et celles qui se désignent sous ce nom de Japonais.
Par ce rappel récurrent de la luxuriance de la végétation, cette évocation du kuni, pays comme paysage d’éclosion, grotte mystérieuse, paradoxalement lumineuse, Daigo Matsui inscrit ce récit fort actuel de la découverte des vertus de la communication et des difficultés du dialogue dans la tradition shintoïste, la suite de son monde.
Mememe no Kurage de Takashi Murakami
Il y a quelque chose du capharnaüm dans Jellyfish Eyes. TOUS les genres s’y bousculent, quantité de techniques cinématographiques (ralentis, accélérés, animation, etc.), et les thèmes les plus fréquents du cinéma actuel. Ce remue-ménage m’a parfois empêché de m’abandonner à la poésie de ces rapports entre enfants et créatures animées avec bonhomie. Les « amis imaginaires », inspirés autant des tamagotchi que des poupées, toutous, robots, mascottes des grandes entreprises, sont non pas imaginaires, mais créations de scientifiques, nées de la prétention, ici donc critiquée, de mettre fin à toute insécurité.
Un autre trait des adultes se voit mis en cause, qu’on pourrait croire contraire à celui des scientifiques : la foi, ici représentée par une secte, postulant sage et souveraine la nature. Mais, à vrai dire, le scientisme des jeunes héros à cape, dérivés de ceux des films célèbres destinés aux enfants dans les années soixante-dix, se greffe sur des mythes asiatiques, et devient une « foi » d’un autre ordre.
Face aux adultes dépassés par le monde dont le contrôle leur échappe, et qui oscillent entre prétention de tout savoir pour avoir raison de la nature et s’abandonner à ce que celle-ci veut, le cinéaste nous propose des enfants à l’énergie négative destructrice, mais qui peuvent aussi la convertir en source d’accomplissement. Chaque âge a donc ses crises de conscience et ses combats. La condition de notre accomplissement relève du même ordre de pensée que celui qui inspirera le film de Nakamura : assurer à chacun sa place, reconnaître à chacun son talent… et sa violence possible !
Film destiné aussi aux enfants, un texte sur fond noir annonce dès l’ouverture l’importance de la lumière et le miracle de la rencontre humaine. D’un ciel nocturne étoilé, nous passerons à la lumière solaire ; de l’infiniment vaste à la route de campagne qui mène à une ville encaissée dans une nature préservée, à un logis étroit, où emménagent le héros et sa mère. Du cosmos à l’œil présenté en très gros plan. Ce n’est ni la grandeur, ni la petitesse qui sont mesure de ce qui vaut le regard, l’écoute.
Des pouvoirs propres de l’enfance, nous avons aussi dès le début un avant-goût : l’enfant, tandis que les adultes parlent, voit ce qu’ils ne remarquent pas. Et au début Luxor et Kurage-bo, les deux amis protecteurs les plus attachants, ne sont vus que des élèves. Le film est nourri de ces apartés visuels, où les enfants dérobent à leur environnement des mouvements insensibles aux parents.
Le Japon se présente avec sa culture populaire : manga, jeu vidéo, clins d’œil à divers héros de séries célèbres de SF, mais aussi avec son quotidien le plus commun, pour les enfants : discipline scolaire, importance comme terrain de jeux des sanctuaires shinto, foires, passion pour la technologie et inquiétudes pour ses effets sur l’environnement. Mais il est depuis longtemps remarquable de voir comme l’invitation au respect de l’environnement s’accompagne au Japon d’une curiosité vorace pour le développement technologique. Ce que ce film montre de particulier, c’est bien l’aisance des enfants à naviguer sur des inventions dont ils ne sont pas les auteurs, mais dont les capacités dépassent les prévisions de ceux-ci ! À cet égard, la confiance avouée pour la jeune génération va de pair avec une assurance quant à sa capacité de dominer la puissance des instruments, pour peu que les liens entre générations soient tissés de moments d’écoute et de jeu en commun.
Mais le Japon surgit aussi sous nos yeux dans son actualité historique : tsunami, irradiations, corruption des fonctionnaires.
Il n’échappe pas au drame universel du deuil, de la séparation inéluctable : les « amis » compenseraient auprès des jeunes pour tout ce qui résiste au goût du merveilleux, au désir d’éternité et d’harmonie dans la « vraie » vie.
Enfin, il affiche une des marques de son identité, avec son enracinement dans un shinto, ici ludique, dont les renards et blaireaux deviennent ces êtres mâtinés d’artisanat, comme des poupées, ou de technologies, comme des robots. À ce shinto, du moins dans sa forme locale, ne doit-on pas aussi cette manière dont pieuvre, et ici méduse, ailleurs associées à des monstres terrifiants, deviennent kawaii ? Et que dire de cette reconnaissance que la violence et la compulsion destructrice ne sont point l’apanage de mauvais adultes versus des enfants innocents ? Cette aptitude à saisir les êtres en mouvement, comme lieux de contradictions, aptitude vieille comme la représentation du yin et du yang, baigne aussi dans le shinto avec sa conception d’êtres aux âmes doubles.
Film destiné aussi aux enfants, ai-je écrit. J’ai été surpris de voir évoqué le suicide d’un oncle aimé (même si on découvrira qu’il n’était pas effectif) et j’ai trouvé, en me mettant à la place d’un enfant (prétention, je sais), bien saisissante cette électrocution du jeune héros (même s’il en sort plus déterminé). Ces renaissances et l’environnement fantastique sont-ils supposés adoucir la violence de ces scènes ? Possible, si l’on tient compte du déploiement en feux d’artifice des ressources de l’animation, de la fragmentation des images et des couleurs, sans compter le burlesque des « créatures ».
Ambitieux par la somme des thèmes abordés, le film m’a donc parfois perdu, distrait étais-je par ce tohu bohu, mais il m’enchantait à nouveau chaque fois que le réalisateur me semblait lui-même emporté par la jubilation du jeu, le déploiement de sa confiance dans les vertus de perception de ces enfants en attente de reconnaissance de leur valeur, et disposés à rendre la pareille à qui leur donne du prix.
Et les écoute.
Et leur accorde une place.
Shiro Yukihime Satsujin Jiken de Yoshihiro Nakamura
Snow White Murder Case apparaît comme un thriller qui interroge les rapports entre beauté et vérité. Cela se produit grâce à une maîtrise d’artisan conscient des ressources de son art et critique de sa portée. Yoshiro Nakamura réunit ses complices autour de cette exigence d’attention au fini des divers métiers du cinéma, au service d’une histoire où le langage cinématographique est marqué de traits de la culture contemporaine. Plusieurs cadrages jouent avec la multiplicité des sources de communication et d’information : blogs, photos, réseaux sociaux, caméra de téléphone ou de reportage : l’espace visuel se découpe comme une de ces boîtes à lunch préparée avec amour par la suspecte du meurtre sur lequel s’ouvre le récit.
Cette Shirono, « princesse du château » comme le suggère son patronyme, semble pourtant bien banale à ses confrères de classe comme à ses collègues de bureau. Surtout en comparaison de Noriko Miki, la victime du meurtre.
La beauté se voit tour à tour cause de jalousie à l’endroit de la belle ou occasion pour celle-ci de masquer de sa grâce sa mesquinerie et son besoin de domination.
Mais aussi bien l’art du reporter, traqueur de vérité, suppose-t-il une quête de beauté. Si le reporter peut saisir la beauté de ceux et celles qui échappent à la célébrité et qu’on dit ordinaires, il peut aussi chercher à embellir le réel pour convaincre le spectateur. Et puis, est-ce bien seulement la justesse et la justice du propos qui inspirent la mise en images, ou n’y aurait-il pas là, pour le journaliste, occasion de passer de stagiaire à la périphérie d’un programme à star de la caméra ! Sur quel critère s’appuie ce souci de donner l’impression du vrai grâce au jeu de caméra à l’épaule ? Que penser du machiavélisme avec lequel le journaliste prétend ne pas filmer, lors même qu’il enregistre ? Ne serait-on pas en train de courir vers les témoignages qui vont dans le seul sens de son hypothèse, de celle qui lui donne une longueur d’avance sur les concurrents ou la police, au risque d’entraîner au nom de la justice une injustice envers la suspecte ? Floutage des lieux et des visages, travail sur les voix : qui, parmi les familiers de la suspecte et des témoins, ne les reconnaîtrait pas ? Peu importe, pourvu que l’émission soit percutante ?
À travers le personnage d’Akahoshi s’opère la critique des émissions dites sérieuses, avec commentateurs graves, et qui font mine de s’intéresser à l’humain, aux sujets interrogés, mais, en cas d’erreur, s’en tirent avec une inclination polie, expression d’excuse vite relayée par la couverture d’une autre cause.
Le film ne s’en prend pas seulement à l’éthique des gens de télévision, mais à celle des adeptes des réseaux sociaux, avides de vérité, mais aussi d’exécution, à la chasse au responsable, chacun avec son besoin de se manifester, d’être celui qui compte par sa voix dans le jeu humain. Au prix de quoi ?
Seul antidote : l’amitié, non celle qui est affectée comme une posture permettant de se mettre en valeur, mais celle qui sait faire de l’ami un être présent quand besoin s’en fait sentir. Les réseaux sociaux servent donc la vérité comme son contraire, échaudent le sens de la discrétion au nom de la lumière, et ce faisant obscurcissent la saisie du réel, de l’histoire.
Car Nakamura fait de son thriller aussi une méditation sur les conditions qui fondent la pertinence ou la justesse des témoignages, sur la fonction du récit, aussi bien du point de vue des raconteurs que de celui des auditeurs.
Ainsi un même segment de récit se verra-t-il plusieurs fois repris, et chaque fois la mise en contexte affecte notre interprétation. Même si à deux reprises des personnages nous préviennent que des motifs divers peuvent influencer la nature de l’histoire rapportée, nous sommes condamnés à édifier nos propres hypothèses en prenant en compte les versions successives des souvenirs associés à l’héroïne malgré elle.
Le besoin de fiction se nourrit de nos incertitudes, de notre incapacité à les soutenir avec patience. Mais il peut aussi venir panser les plaies du quotidien, celles qui proviennent du harcèlement des élèves de la même classe ou des rumeurs lancées par les « copines » ou les confrères de bureau. Ainsi n’en est-il pas des contes de fées auquel le titre fait référence ? Ou d’Anne aux pignons verts, que Shirono aime tant ?
Cette nécessité du rêve, du détour par la fiction, le cinéaste l’illustre par la manière d’avoir recours tantôt à l’animation, tantôt à la colorisation d’une scène, tantôt au déplacement lent d’une caméra qui passe du petit magnifié à l’ensemble qui relie le détail à un cadre qui l’anime. La capacité même de la fiction d’imiter le réel se transforme en procès de notre crédulité et du primat de vérité qu’on serait tenté d’accorder au cinéma direct.
La fiction n’est pas sans danger : l’intention qu’on a, ou celle qu’on nous prête, qu’en ferons-nous si un événement se produit qui va en son sens ? Ainsi se trouve abordée la question de la croyance aux sorts, et c’est bien dans un sanctuaire local, que deux petites filles pratiqueront l’art dont on crédite Shirono.
Le récit gravite donc autour de ce qui s’annonce être le fil récurrent de mes choix à Fantasia cette année : comment faire sa place ? Quelle reconnaissance ne devons-nous pas, tant rien ne va de soi, à ceux et celles qui nous font une place ? Une otaku trouve ainsi la sienne, en un rôle qui renverse son image d’exclue pour signaler sa quête d’authenticité.
À quelle folie peut donc être poussé celui ou celle qui craint de perdre sa place?
L’occuper, la tenir sans l’accaparer et sans sentir le besoin de l’élargir ou de faire le vide autour de soi, c’est bien cela qui se joue durant les deux heures de ce récit où les actes s’engendrent selon le rythme que chacun perçoit des rapports entre vérité et beauté.
Riaru: Kanzen naru kubinagaryû no hi de Kiyoshi Kurosawa
Real est l’adaptation du roman A Perfect Day for Pleisiosaur, de Rokurô Inui et constituerait l’œuvre qui, à elle seule, ferait la synthèse des questions soulevées par ma sélection 2014 des films japonais que j’ai découverts grâce à Fantasia. Le mot de reconnaissance à l’endroit du cinéaste m’est venu à l’esprit durant le générique de fin. Signe que ce mouvement du coeur, pour être un des pôles de la sagesse enseignée au Japon, ne lui est pas exclusif, mais bien enraciné dans notre besoin d’humanité.
Des films précédents, celui-ci reprend certains traits constitutifs de l’image que chercheraient à donner de leur culture les cinéastes. Ainsi de la faveur accordée à la technologie et à la recherche qui s’y appuie. Si on invite à pénétrer l’esprit humain (le « subconscient », traduit le sous-titre), ce n’est pas uniquement par la parole, pas du tout par les sorts, mais bien grâce à une équipe de chercheurs dont l’appareillage ne déparerait pas un remake de Frankenstein. Et comme dans les films précédents, cette foi en la technologie n’est pas aveugle : il y a des effets secondaires, et sans l’intuition amoureuse, la science aurait pu condamner le personnage qu’on cherche à guérir de son coma, consécutif à un suicide, ou du moins à ce qui en a les apparences.
Cette foi dans la sincérité de la personne qui aime et reste fidèle à sa propre intuition du mieux qu’il y a en l’être aimé, pour être humaine, est aussi au cœur d’un shintoïsme dont les signes rituels sont ici absents, mais dont la présence se subodore à plusieurs éléments.
D’abord en ce que le lieu de vérité de soi se trouve dans cette île à la forêt généreuse : les arbres sont bien le sanctuaire dont les constructions humaines ne sont que l’invitation à prendre le temps de nous rappeler ce qui nous lie à eux. En outre, comme dans le shintoïsme populaire des légendes, voici des êtres animés, dotés d’une âme, plus que des dinosaures donc, en ce qu’ils sont projections de consciences malheureuses. Même la femme médecin a un air de Femme des neiges, comme celle de Kwaidan de Masaki Kobayashi ou de Rêves d’Akira Kurosawa.
Mais surtout le cœur du drame et de l’inspiration de l’artiste mis(e) en scène repose sur l’oubli, et sa libération sur la confrontation avec le souvenir, la reconnaissance de ses peurs sans doute, mais aussi le sentiment de reconnaissance de l’existence d’un disparu. Est-ce l’ombre sur les ingénieurs et les gouvernants des conséquences de Fukushima ? L’ombre plus lointaine des massacres de Nankin ? Kiyoshi Kurosawa met son spectateur face au besoin de pardon, qui passe sans doute par la reconnaissance de la façon dont on peut être coupable, fut-ce de passivité ou d’avoir même voulu oublier, mais aussi qui dépend de la personne offensée, celle qui vit avec les suites des tragédies. Et à cela, que peut celui ou celle qui se sent coupable ? On sait que dans la tradition du shinto, mêlée à l’influence du bouddhisme, on est censé être purifié par l’aveu sincère de son regret.
Mais comment décider de la sincérité de quelqu’un ? Et en quoi est-elle garante de la vérité ? Comme dans Snow White Murder Case, le besoin de récit répond à des motifs si divers qu’ils peuvent entraîner des interprétations différentes d’une même scène. N’en serait-il pas de même de nos rêves ? Et ce moi que j’y projette, est-ce bien seulement de moi dont il est la projection ? Qu’y a-t-il de fabriqué dans le souvenir ? Comment distinguer le réel de l’imaginé et du souvenir, et dans celui-ci, le reconstruit du vécu retenu ?
Quelle est en somme la nature du réel, qui donne au film son titre anglais ? Le titre japonais reprend celui du roman et pointe vers ce moment d’apparition qui est à l’origine de ce qui retient le personnage en coma (ou panne de création ou panne amoureuse). À la question générale annoncée par le titre anglais s’oppose donc l’invitation à la recherche d’un point précis associé à l’existence du plésiosaure et à l’idée de perfection, sous-jacente à la quête de beauté et à son prix.
Ce « réel », le trouvera-t-on avec sa dureté dans ces plans de corridors et de rues, souvent vides, aux angles avec leurs arêtes tranchantes ? Ou serait-il dans ce tremblement des lignes, cette dissolution d’encre des contours ? Et si le corps perçu n’est qu’halluciné, de quelle réalité est-il expression, puisqu’image il en a bien une ? Voyez le jeu des teintes, crème, comme si le monde allait s’effacer. Vert quand la nature domine, jusqu’à ce que la brume s’en mêle, se dégage : et le bleu gris de l’eau, avec ces sombres rochers. Entre le dur et le fluide, quelle expérience s’est donc passée là ?
Encre ! L’un des personnages est mangaka, et par là s’inscrit dans la culture populaire à laquelle les cinéastes se réfèrent volontiers, référence présumée commune aux spectateurs et à eux. Mais dans son portrait de l’artiste, Kiyoshi Kurosawa, s’il le montre aux prises avec ses démons, rejoint la conscience nationale du primat de l’attention au client en entreprise, à ses voisins dans la vie quotidienne. Le mangaka sent peser sur lui, comme la personne responsable du meurtre dans Snow White Murder Case, le stress du deadline : la pression de fans, et de l’éditeur et le désir de ne pas les décevoir le pousseraient vers ce karoshi, cette mort par excès de travail, qui fait du dessinateur un employé comme tout autre.
Mais pas seulement : l’angoisse de la page blanche tire sa source de ce qui est à l’origine même de la créativité, le jeu avec ces impressions premières reçues du monde, quand on y était réceptif. Impressions endossées, mais d’autres sont refoulées, qui demandent à apparaître. Et l’artiste est jaloux de ces impressions fécondes : un autre peut-il poursuivre l’œuvre qui leur est liée ?
Pression enfin du regard d’autrui, qui rend inavouable le suicide, par honte des survivants et des proches. Mais les apparences, la nature du réel, ce qui se cache sous les apparences, comment y avoir accès, ne pas se leurrer sur sa nature ?
Par le temps pris à écouter, à sortir du cercle protecteur des habitudes et des idées sur autrui, peut-être, laisse entendre le récit.
Du dinosaure réel, qui ferait un digne cousin du monstre de Jellyfish Eyes, nous sommes passés à la projection d’une culpabilité. Cette île, ce furusato pour l’héroïne, lieu de cristallisation des enjeux de la vie pour le héros, cet espace et ce moment où les héros ont reçu les impressions sur lesquelles ils ont fondé leur personnalité, i.e. cet être imaginaire rendu réel par répétitions et rituels, cette île fondatrice, pendant longtemps ils n’y sont pas retournés. Et le font-ils, c’est pour constater sa métamorphose : les projets de développement sont devenus ruines, rappelant celles laissées par le tsunami et les réacteurs de Fukushima. Mais aussi bien, les hommes ont vieilli, sauf ceux qui sont disparus jeunes, à jamais figés en leur âge dans le souvenir. Or celui-ci s’oublie, se modifie.
Et le miracle se produit : parti pour aider l’être aimé à remonter dans ses souvenirs, c’est aux siens propres qu’on est simultanément renvoyé.
Japon hanté donc, Japon qui tient à se rappeler d’où il vient, de quelle nature, Japon méfiant des concepts trop abstraits, ainsi que le suggère la terminologie appliquée aux êtres qui, zombies, peuplent, avec leur démarche lente et leurs regards vides, l’univers intérieur : « zombies philosophiques »… Apparences creuses, en somme.
Île natale, Japon en chapelet d’îles. Et partout, tout autour, cette eau qu’on connaît, spectateur, par son reflet d’abord, puis comme inondant, imaginaire, un plancher lui-même imaginaire. Puis lieu de recherche, dans l’enfance, lieu receleur d’êtres merveilleux, fabuleux. De mort possible, mort défiée. Eau qui menace de noyer, impuissante à dissoudre la culpabilité, eau qui figure un des aspects du réel, sa fluidité, la perméabilité des impressions, des frontières entre le perçu, l’imaginé, le rêvé, et des images plus enfouies, que nous savons là, mais sans vouloir ou pouvoir les voir, jusqu’à ce qu’une écluse s’ouvre.
Pour que les yeux s’éveillent, il faut consentir parfois à suivre le cinéma intérieur, à interroger ce qui cherche à se dire par ce plésiosaure.
L’a-t-on vraiment dessiné ? Est-il vraiment à demi-effacé ?
Qui sommes-nous ?
Hana-Dama de Hisayasu Satô
Ce film, bien qu’il ne soit pas mon préféré, comme il est le dernier que j’ai vu, à servir de catalyseur à la réflexion provoquée par le fait de voir à la suite les œuvres ici commentées. L’inconfort, voire l’insatisfaction qu’il a entraînés, ont libéré l’idée de cette relation entre présentation des victimes de harcèlement et identité nationale.
Le coquet uniforme des élèves cache des jeunes filles qui jouent de mignardise et de violence, harcèlent des collègues, se soumettent au charisme d’une leader, du moins le temps que celle-ci domine. Nous sommes loin d’un Japon aux femmes douces, attentives à ne pas blesser, ou encore créatrices, revendicatrices et désireuses de faire que le monde se trouve mieux de leur passage. Les films qui illustreraient ces traits existent toujours, on peut même en entrapercevoir des personnages au fil de quelques œuvres que j’ai choisies, mais Sato se concentre ici sur le côté impitoyable dont une jeunesse peut être possédée.
Les adolescentes peuvent exclure leurs égales, traitées en inégales, soit en invoquant la rumeur et une réputation de vicieuse, distillée en toutes occasions, soit en profitant de l’attachement prolongé d’une timide aux alliés de l’enfance, le lapin en peluche (voir Jellyfish Eyes). Mizuki, l’héroïne, est une de ces exclues, et pourtant elle a du front, de la répartie, tient tête : elle n’adopte absolument pas le profil de la souffre-douleur. A ceci près qu’automutilation, dénigrement de soi se manifestent.
Le spectateur est entraîné à vivre l’état de ras-le-bol qui s’empare de celle qui se sent enfermée dans sa solitude. Mais le cinéaste ne se contente pas de nous fournir les moyens de comprendre les sentiments de la jeune fille : il nous harcèle lui-même, prolonge les scènes, surtout à la fin, au-delà de ce qu’elles nous apprennent, comme s’il voulait non pas nous faire voir différemment le calvaire de l’exclue, mais nous pousser à exercer nous-mêmes notre désir de vengeance, à souhaiter que les tortionnaires soient victimes à leur tour.
La bande sonore exaspère notre sentiment d’irritation, et les silences sont encore plus insupportables. Entre cris stridents et impuissance à convaincre par la parole et silences, le récit s’enferme et nous avec dans la seule perspective d’une rétorsion. Visuellement, des moments surréalistes, très appuyés, entraînent dans le délire, mais aussi annoncent la violence désirée. Le parti pris du grotesque culmine dans la représentation des parents, désemparés, toujours égocentriques, enfin exerçant leur sexualité comme une activité qui relèverait de l’acte de vidanger son stress ou ses hormones.
Une enseignante indifférente, deux professeurs qui abusent de leur statut pour satisfaire leur libido infantile et leur désir de domination achèvent de rendre dérisoire le monde des adultes, ici tous inconscients ou impuissants. Le dernier tiers du film, s’il est bien conforme aux deux premiers tiers, cohérent donc avec les prémisses du récit, s’il découvre les aspirations refoulées qui s’agitent sous les dehors conformistes de la classe harcelante, complice des abuseurs, n’ajoute pas vraiment à ce qui m’avait touché. Quand celui-ci met en scène l’érotisme, c’est pour y voir un symptôme de plus de l’absurdité de notre condition, sinon de notre penchant pour la régression.
L’école apparaît encore une fois comme un lieu d’apprentissage essentiel, mais d’abord par ce qui ne concerne pas sa finalité propre : les disciplines académiques. Personne ici, contrairement à Sweet Poolside, ne tire quoi que ce soit d’elles. Les matières organiques décident de nos vies : sang, urine, sperme, sueur s’imposent, preuve que l’organique détermine la pensée. L’école n’est pas, par le sport ou les activités parascolaires, un lieu de catharsis où l’on apprend à harmoniser ses désirs, à « vivre ensemble » de manière épanouie, c’est une jungle où les pairs profitent de l’aveuglement des maîtres, maîtres de rien, sinon par la terreur qu’ils inspirent, l’impunité à insulter, voire frapper. Triomphe donc le mimétisme. Comme si la survie de l’individu, paradoxalement, réclamait l’effacement de toute différence trop prononcée, qui menacerait l’intégrité du groupe. Mais ce discours d’entente, d’harmonie, pour Satô, relève de la fable. La mécanique de l’exclusion tirerait de cet instinct d’imitation son origine.
Mais à tant charger le portrait, à tant insister sur les débordements rêvés, ne risque-t-on pas de ne flatter dans le spectateur que ce qui, en lui, justement demande à être semblable aux autres, qu’à camoufler en quête de justice pour l’opprimée sa peur de sa différence ? Lui permet-on d’accéder à un autre point de vue, de se poser la question de savoir comment on pourrait éviter que l’instinct grégaire camoufle l’intense gratification associée à la destruction comme à l’autodestruction ?
À aucun moment pendant la projection je n’ai vu d’indices m’invitant à faire un lien entre Mizuki et le Japon, tel qu’il se définit dans les discours entourant les projets de loi de l’actuel premier ministre Shinzô Abe. Parmi ceux-ci, en effet, deux ont pourtant des correspondances avec Hana-Dama. Une loi entend restreindre la possibilité d’interroger les pratiques des divers ministères, renforçant ainsi la traditionnelle solidarité des fonctionnaires. La susceptibilité à la critique extérieure au clan, l’omerta sur ce qui s’y discute constituent des éléments essentiels du fonctionnement du gang de jeunes filles. Cette culture de l’endurance et de la solidarité avec le groupe se voit soutenue par l’institution scolaire, représentée ici par des gens aussi peu dignes de respect que ceux que nous avons vus.
Mais rétrospectivement, je suis frappé de saisir combien de traits attribuables à Mizuki sont associables au Japon comme État, tel qu’on le décrit dans les médias : passé louche, dont on lui tient encore rigueur, détermination insuffisante à se faire accepter comme égale par le cortège des nations, procès de militarisme fait par des pays eux-mêmes utilisant la force, voire sur leur propre population, indignation de se voir imposé un code de comportement auquel les autres ne se soumettent pas, tentation dès lors de s’armer soi-même : me reviennent en esprit tous ces commentaires, soit énoncés par les politiques, soit par les éditorialistes ou commentateurs à propos du Japon, et du débat sur la modification de la Constitution. Ce débat devrait mener à l’abolition de la clause interdisant aux forces militaires japonaises toute capacité d’intervention offensive. Or la dynamique du récit qui entoure Mizuki tend à inspirer au spectateur le désir que celle-ci puisse rendre la pareille. Qu’elle le fasse coiffée de cette fleur, leitmotiv, rouge et dentelé, vorace comme un soleil pourpre, sanguin, ne me paraît pas sans connotation avec l’emblème national. Serait-ce là le sens du sous-titre apparu en début du récit : « The origin » ?
Hisayasu Satô nous invite à soutenir l’insoutenable, à suivre les conséquences d’une donnée présentée comme incontournable : quiconque se déclare seul exclut lui-même les autres, et cela serait à ceux-ci aussi insupportable que l’exclusion qu’il subit. Nous avons trouvé dans Jellyfish Eyes, nous retrouverons dans Fuku-chan of Fuku-fuku Flats une espèce de réponse à ce portrait sombre, l’image d’un Japon qui, devant la cruauté, connaîtrait des gens susceptibles de la contrer. Mais ces films sont d’un ton plus léger, risquent de paraître moins denses, puisque moins tragiques.
En équilibre entre ces propositions, il y a Uzumasa Limeligth.
Uzumasa Limeligth de Ken Ochiai
Dès le titre, nous nous retrouvons dans deux traditions. Contrairement au film précédent, il y a donc soif d’apprendre et désir de transmission d’une génération à l’autre. En effet, Uzumasa désigne un quartier de Kyoto, ville emblématique de la culture classique, mais aussi bastion du tournage des films d’époque, les jidai-geki. Limeligth désigne les feux de la rampe : au sens premier, ce qui éclaire la scène. Au sens second, la célébrité ou le renom qui rejaillit sur les acteurs. Mais c’est aussi, expressément citée via une photo du film, une œuvre de Chaplin : il y joue le rôle d’un clown sur le déclin, qui inspire à une danseuse victime du trac confiance en elle. Kamiyama soutient de son exemple Satsuki, qui, de figurante deviendra star, tandis que l’étoile de l’acteur spécialiste des rôles de sabreurs tués pâlit avec le genre où il s’est illustré.
Notre fil conducteur prend ici forme d’un métier en voie de disparition, qui isole le figurant au sein de la corporation des gens de cinéma, des acteurs de premiers rôles et du réalisateur et des producteurs et des agents, tous « dominants » : les acteurs pop ne déclassent-ils pas, auprès des producteurs, par leur attractivité, les acteurs de métier eux-mêmes ? À cela s’ajoute le stigmate de l’âge, et pas seulement sous la forme injuste de rumeurs ou de propos de plus jeunes qui « veulent la place », mais aussi sous celle, impitoyable et réelle, de l’arthrite.
Au passage est éraflée la perte d’authenticité historique au profit du look de la star. (Mais ce souci d’authenticité n’est-il pas sans cesse à redéfinir, selon ce qu’on découvre du passé ?)
Ochiai et son scénariste, avec des dialogues à l’occasion sentencieux, rendent hommage non seulement à ce type de rôle, le kirare yaku, le « sabré à mort », mais aussi à l’acteur Seizo Fukumoto qui incarne Kamiyama, car il en a le parcours et la réputation ! Toujours à l’exercice, soucieux de bien faire, prêt à prendre la défense de ses pairs, le figurant est traité comme un pilier dont l’excellence sert celle de l’ensemble de la production. S’il y a inégalité des salaires et des statuts, il devrait, plaident et les personnages et le film, y avoir égalité de respect entre tous les artisans d’une œuvre.
L’application de l’acteur se retrouve à tous les échelons de l’équipe cosmopolite d’Uzumasa Limeligth, qui saisit avec évident amour les moments forts de l’équipe exclusivement japonaise dont on suit le travail. Ainsi y a-t-il un ralenti, magnifique justifié par sa place aussi bien que par la métaphore annoncée par le dialogue, mais ce sont moins les effets spéciaux qui attirent l’attention et ravissent, que le souci manifeste de la direction photo : retrouver cet éclairage en lumière parfois rasante, en contraste de teintes vives sur fond d’un noir de jais, avec ces déplacements latéraux qui font jonction entre deux scènes, et suggèrent ainsi l’imprégnation du passé dans le présent. Autrement dit, le cinéma retrouve son sens d’art de la lumière en mouvement, de poésie lumineuse, avec des échos de films de Kon Ichikawa comme Yukinojo Henge ou de ceux des œuvres dites de série B dont l’esthétique tirait son sens de celle des lieux et des costumes anciens.
Rôle de l’âge, insistons. Il n’y a pas que la mode qui condamne un art. Le vieillissement peut sonner le glas d’une carrière. Encore que Kamiyama suive bien le conseil de Zéami : en s’en tenant à ce qu’il peut jouer, il réussit encore à exceller. On songe au splendide documentaire de Sumiko Hanéda : Kitaoka Nizaemon : portrait d’un acteur, hélas ignoré hors du Japon. On y voit cet acteur, en voie de surdité, quasi aveugle, incarner un vieil homme sourd et aveugle, faisant ses adieux à son fils… joué par son fils ! Dans le film d’Ochiai, le personnage ET l’acteur nous donnent à penser, tandis que l’éclairage, le maquillage, le jeu de grimage et de démaquillage rendent familiers leurs traits, signalent la présence de l’âge.
La chorégraphie des combats, l’invitation à croire en l’être humain, de la part de qui a des preuves que chacun n’est pas toujours digne de confiance, l’invitation à croire en autrui, certes, mais aussi en soi, à s’appliquer à faire sa cuisine, à émonder son bonsaï, à faire avec cœur ce qui est en cours, comme si l’escrime se continuait en tout, font de ce jeu qui représente pourtant une mise à mort, devrait donc n’être que cruauté, un moment de sublimation : nos impuissances contenues deviennent des actions par lesquelles s’épanouissent nos virtualités, un peu plus, là même où nous ne nous croyions pas capables de les mettre en œuvre.
La même application préside à cette ouverture qui condense l’essence des scènes de sabre, jusqu’aux corbeaux animés. Voici ressuscité le combat en ombres chinoises de Japonais, derrière le papier de riz des cloisons, et voici encore un, en ombres, cette fois sur fond de soleil couchant, en contrejour, à la fin. Soleil couchant. Âge encore…
Kamiyama se trouvera bénéficiaire de la sagesse qu’il aura pris la peine de transmettre à Satsuki. Comme Jellyfish Eyes, Uzumasa Limeligth affirme la foi du cinéaste en l’existence d’un désir d’apprendre chez les jeunes, et, en sus, rappelle que ceux-ci donnent aux anciens plus que ce qu’ils peuvent imaginer, du moins tant qu’ils ne sont pas à leur tour vieux.
Fukubuku no Fukuchan de Yosuke Fujita
Fukuchan of Fuku-fuku Flats navigue entre le sentimental et le burlesque. La première scène nous place d’emblée dans le second, les situations où sont placés les divers personnages nous renvoient au premier. Avec habileté, en effet, Yosuke Fujita accorde aux personnages les plus secondaires, premiers intervenants du film, une « profondeur » de sentiments : ce ne sont pas de simples faire-valoir. Par ses mimiques, son obésité, plus grande dans l’adolescence, Fukuda, le héros, reste dans le registre d’un burlesque tendre à la Laurel, sans ses cruautés d’ailleurs. Sa disponibilité à autrui, sa capacité d’écoute ET d’action, à tous sensibles, ne suffisent point à cacher à une femme l’existence d’une blessure, d’« un côté sombre ».
Ainsi chacun vit-il son présent sous le choc encore sensible d’un passé blessant.
La prédominance des scènes où les protagonistes sont, chacun, à une extrémité du cadre, ou encore, si rapprochés, perdus au centre de celui-ci, rappelle qu’à l’encontre de l’affirmation du héros lorsqu’il prend une photo de celle qu’il aime, le décor est effectivement important. Car il devient signe de l’urgence, au plan psychologique, de mettre les comportements en contexte, de retrouver l’arrière-plan qui préside à leur avènement. Mais c’est aussi occasion de souligner que la réalité plus vaste décide aussi de notre état d’esprit, pas seulement notre passé émotif.
Notre fil conducteur se présente d’abord non sous les traits de l’école (elle apparaîtra plus tard) mais en milieu de travail ouvrier. Comment s’intégrer à un groupe ? Quelle place joue la moquerie ? Aux particularités qui isolent, ne saurait-on opposer celles qui donnent du prix à la présence de l’individu au groupe, précisément par l’apport de ce qu’il sait être ? Encore faut-il savoir, laisse entendre le cinéaste, aller au-delà d’une maladresse donnée, voire la saisir en son origine. Autrement dit, prendre du temps pour écouter. Puis agir. Mais cela n’est pas dit si explicitement, dieu merci, mais par le biais de scènes où évolue un héros qui a la finesse, la vulnérabilité doublée de solidité, et la grâce des cerfs-volants qu’il construit et auxquels il donne l’image de ceux qu’il aime. Et ainsi les valorise, en même temps qu’il s’en fait accepter.
À cette créativité et à cette authenticité de quiconque parvient à agir enfin sans masque, à quiconque demeure franc sur ses désirs, s’opposeraient les titres, les définitions, tout ce qui emprisonne le devenir et le fige. L’univers du cinéaste lui-même ne relève-t-il pas d’un monde où le planifié doit pouvoir se soumettre à l’imprévu, où le temps pris à observer devrait l’emporter sur la hâte de s’exprimer ?
Ces considérations implicites au récit n’ont pas suffi à pousser le cinéaste au-delà de certains stéréotypes formels et narratifs. Ainsi de la séquence en clip, digne de celles des années soixante-dix, qui raconte la séance de shooting que Chiho, l’apprentie photographe, fait avec Fukuda.
Mais le film contient plusieurs moments qui l’arrachent à ce qui serait trop attendu. À commencer par la façon dont cette Chiho se trouvera liée à Fukuda. Ajoutons la capacité d’autodérision des personnages eux-mêmes, qui font que le comique agit sur le public, mais devient aussi sujet du film : quelle place tient donc le rire dans nos vies ? J’ai savouré et la critique de l’élite et le renversement de situation où le critique du snobisme des grandes écoles devient objet de critique, l’artiste se comportant en être d’élite. Savoureuses répliques, enlevées, savoureux apartés visuels sur les mets et leur fonction dans notre vie émotive et sociale. Délicate attention à ces petits plaisirs de la vie, dont l’idéalisation n’échappe pas non plus à la moquerie. Parfois si on nous invite à nous attacher aux bizarreries d’un personnage, on les pousse jusqu’à l’absurde : vous y penserez la prochaine fois que vous mangerez du riz au curry. Oui, tout cela m’emporte au-delà du déjà vu.
Pas facile, disait Gide, de faire une bonne œuvre avec de bons sentiments. Fujita relève assez bien le défi, et nous donne le goût d’accompagner son héros.
Jusqu’à la toute fin, même si la logique du récit me fait pressentir ce que le héros ne voit pas venir, mon plaisir se renouvelle. Nonoshita et Mabuchi et l’ami paillard continuent d’évoluer, en touches suffisantes pour créer la surprise. Par eux se vérifie la très vive attention requise à qui s’intéresse à ses proches, et de là, apparaît crédible l’élargissement du cercle des gens qui comptent pour Fukuda. Même à l’hôpital, il continue à dessiner pour ses amis. L’art, pour cet ouvrier de la construction, n’est donc point signe d’un statut, marque d’une identité revendiquée, et donc manière de se distinguer, de s’isoler en quelque mythique excellence : il apparaît comme une émanation de sa capacité à s’envoler, à s’enthousiasmer au contact du vivant, de la vitalité qu’il perçoit en ce qu’il écoute.
De là découle son talent à saisir la ligne essentielle qui traduit le jeu de l’énergie, et, du coup, à rendre à son modèle la conscience de ce qu’il lui est impossible de reconnaître sans ce regard d’autrui, sans cette attention portée d’un angle autrement inaccessible. La photographie, dont Chiho veut faire son métier, ne l’est devenue que du moment où elle a su laisser se jouer en elle cette aptitude à l’écoute. Elle doit cela à la fréquentation du modèle malgré lui, consentant par amitié, à Fukuda, témoin d’autant plus crédible du beau risque de faire confiance (voir Uzamasa Limeligth), qu’il paie encore le prix de sa propre expérience de l’injustice.
Un plan de nourriture, avec son jeu de réflexion qui modifie la perspective du mets, rappelle combien porter attention au présent constitue en soi un présent, et, par sa représentation qui rafraîchit notre regard, celui du cinéaste au spectateur que je suis. Fujita ne s’amuse-t-il pas à anticiper ma réaction, ou même ne m’en prie-t-il pas en faisant surgir cette passante, un peu avant la fin ?
Elle demande un autographe au modèle du livre dont les photos la rendent de bonne humeur !
C’est bien l’effet de film, en tout cas sur le passant que je suis.