La Route de Masaki Kobayashi

par Claude R. Blouin

 

Masaki Kobayashi, né le 14 février 1916, est décédé le 4 octobre 1996. 2016 marque donc le centenaire de sa naissance et le vingtième anniversaire de sa mort. Que la commémoration de la naissance et de la mort du cinéaste se fasse la même année sied bien à un artiste dont les personnages intègres sont précisément ceux et celles qui vivent la contradiction entre ce qu’ils doivent à la communauté à laquelle ils appartiennent et ce que dicte leur conscience.

Quand je pense à l’homme, je songe à ce qu’il me disait de la source d’inspiration du plan final de La condition de l’homme. Travelling arrière du personnage de Kaji dans la neige, trajectoire de la caméra en travelling vertical, pourquoi ce mouvement, d’où provenait-il, avais-je demandé. Kobayashi avait évoqué Otaru, ville de sa naissance et de sa jeunesse, et son adolescence. Les jours où il percevait la contradiction entre ce qu’il avait pensé être le monde et ce qu’il le découvrait être, ou, ai-je pensé, aussi bien entre ce qu’il voulait être et ce qu’il se découvrait en train de devenir, le jeune homme s’engageait dans une longue promenade, entreprenait l’ascension de la montagne à laquelle s’adossait la ville, et du sommet regardait la mer. Cela l’aidait à mettre en perspective les élans qui le tourmentaient, à choisir ses priorités.

Depuis, amené à introduire La chambre aux murs épais 1, film où un protagoniste doit au terme d’une marche se déterminer à rejoindre ou pas sa cellule de prison, j’ai pensé à ces scènes d’Hommage à un homme fatigué, où un fonctionnaire est suivi en travelling latéral, promenade au terme de laquelle sa résolution est enfin prise. De même, dans Rébellion, ce samouraï, fonctionnaire à sa façon, qui devise avec un ami, une première fois dans un sentier, une seconde en se déplaçant devant les douves, et dévoile ainsi l’état d’esprit qui le conduira à sa décision finale.

Seraient-ce aussi un écho de ces ascensions d’adolescent, ces coupes où l’on passe d’une scène aux éclairages rares, en un lieu clos, à une autre, où le personnage, des années plus tard, se retrouve devant un espace dégagé, achevant sa remémoration de l’acte appelé à le hanter ?

Si ce mouvement de recul et d’ascension s’ente dans l’expérience de l’adolescent, le rythme même des films de Kobayashi ne tirerait-il pas son origine de ses études en histoire de l’art ?

En 1992 comme en 1994, ce dernier me rappelait sa dette à l’endroit de Yaichi Aizu, professeur et poète, qui invitait ses élèves à rester fidèles à leur intuition de jeunesse. Dans le cas de Kobayashi, cela n’impliquait-il pas de revenir avec constance à ce qui se cachait dans son intérêt pour la route de la soie, pour le témoignage des arts adressé au présent par les anciens ? Cela ne se traduisait-il pas dans son attention enfin à consacrer, chaque jour, du temps à œuvrer à ce qui nous tire de l’habitude, nous oblige à engager le meilleur de nous-mêmes ? Références au surréalisme dans La chambre aux murs épais, à Rodin dans le premier plan de La condition de l’homme et dans Kaseki (où il y a aussi la leçon des sculptures du Vézelay, du monument aux morts du Vercors). Lorsqu’l me parlait de Moeru Aki (L’automne en feu), alors en projet (que je n’ai toujours pas vu !), il évoquait avec enthousiasme architecture et tissages perses, au cœur de la route de la soie. Rouleaux peints et statue de Bouddha apparaissent dans Kwaidan, dieux gardiens dans Hara-kiri attestent de la fidélité du cinéaste à cet enseignement. Dans le dernier film d’ailleurs, le rôle de l’armure, symbole éloquent des valeurs du clan, coquille vide démontée par le rônin Tsugumo, reconstruite par ses vainqueurs au mépris de l’histoire, rappelle bien que le souci d’attirer l’attention sur la tradition se double toujours, chez Kobayashi, de celui d’inviter à la prudence dans son interprétation, de se refuser à une fixation, au nom d’une pureté mortifère, de ce que furent les idéaux nés aux âges antérieurs.

Chez lui, le courage de mourir peut être pour un personnage donné le masque d’un manque de courage de vivre et de la capacité d’assumer l’écart entre monde espéré et monde réel.

Contrairement à un Truffaut ou à un Godard, Kobayashi ne devint pas critique en attendant d’être cinéaste, pour s’y préparer. Son rêve de jeune homme, me répéta-t-il, était bien d’être un historien de l’art, de s’attacher à ce choc des cultures, cet échange et ce jeu de destruction dont les civilisations ayant fleuri le long de la route de la soie rappellent le lien avec la condition humaine. Malais, G.I., Japonais, Coréen dans La Chambre aux murs épais, Mandchous et Chinois en sus dans La condition de l’homme, Français et espagnols et Japonais dans Kaseki, Iraniens et Nippons dans Moeru Aki : la planète est devenue extension de cette route de la soie. Ce qui interpelle spécifiquement Kobayashi, c’est ultimement SA responsabilité, et celle de ses compatriotes.

Cela provient de ce séisme à l’idée de liberté individuelle et de vocation que dût être la certitude de la conscription. Le diplômé de Waseda, désireux de poursuivre des recherches sur les arts et le bouddhisme des périodes de Nara et d’Heian, le méditatif jeune homme, en choisissant son sujet de mémoire de maîtrise, doit se nourrir des enseignements de la secte shingon, avec cette invitation à tenir en équilibre réflexion et intuition, marche et immobilité. Ce mémoire nous livrerait-il sinon la, du moins une des sources du rythme de ses films ? Débats, combats. Que j’aimerais pouvoir le lire, ce mémoire de maîtrise consacré au temple Muro. Le professeur Stephen Prince, spécialiste américain du cinéaste, m’apprend que, confié à son père par Kobayashi, le mémoire aurait été détruit par les bombardements, le feu. L’irruption de la grande histoire dans celle d’un destin singulier, encore.

Ce temple, sis dans les collines près de Nara, conservatoire de la discipline ascétique stricte, on le voit dans son second documentaire. Grâce à Madame Koko Kajiyama, gardienne des archives de Kobayashi, et au cinéaste Marty Gross, je viens de le découvrir, le jour même où le quotidien Le Devoir consacrait à Kwaidan un article écrit par François Lévesque ! À regarder ce Monde de Yaichi Aizu, j’ai eu le sentiment que Masaki Kobayashi avait enfin accompli son rêve de jeunesse, et contribué, par le cinéma, à l’histoire de l’art, à plusieurs titres. Tatsuya Nakadai, si lié aux œuvres les plus connues du cinéaste en Occident, prête corps et voix au poète ; les poèmes de ce dernier, soit calligraphiés en surimpression, soit lus par une narratrice ou Nakadai/Aizu, sont présentés en simultanéité avec les œuvres de la statuaire bouddhique qui les ont inspirés. Le cadre naturel double le cadre architectural, les deux enserrent ces statues ; des photos voire des fragments de films d’avant-guerre, des dessins et photographies, œuvres du poète, enrichissent notre perception du contexte de création.

Et les déplacements de caméra comme les interventions musicales rappellent les jidai-geki de Kobayashi.

À peine toutefois quelques secondes sont consacrées à la guerre, comme si le cinéaste avait plongé, au seuil de la vieillesse, dans sa jeunesse d’avant l’expérience de l’armée, pour retrouver la source intime de sa détermination et de son amour de l’art, comme s’il avait voulu retrouver l’enthousiasme de la découverte de l’étudiant qui voit s’entrouvrir par le témoignage de son professeur un champ d’exploration. Ce moment où il s’est senti proche du mouvement le plus fondamental de son esprit. Celui sur lequel il a pu s’appuyer pour traverser la guerre.

Et me revoici ramené à ce choc qu’elle fut, cette guerre de 1931 à 1945, et qui allait confirmer une autre leçon de Yaichi Aizu : nécessité de saisir une œuvre à ce point de rencontre de l’expression singulière avec les impératifs de l’histoire. Dans le cas de Kobayashi, n’est-il pas remarquable que les moments les plus accomplis de son œuvre soient justement ces passages où le héros voit son désir d’amour ou de création coloré, modifié, sculpté par les forces de l’Histoire ? En effet, l’aspirant historien s’est trouvé pressé de choisir, dans le sentiment d’urgence créé par la perspective de la mort prochaine au combat et l’incertitude même d’une paix à venir : devenir cinéaste plutôt que doctorant en histoire de l’art. En 1972, lors de ma première rencontre, il me disait qu’il pensait : « avant d’être appelé aux armes, avoir au moins comme scénariste le temps de laisser quelque chose », de dire quelque chose du rythme humain tel qu’il lui était sensible.

De fait, six mois après être entré à la Shochiku, le voici, de 42 à 44, envoyé en Mandchourie. Cette expérience d’appartenance à une armée d’occupation allait revenir lui inspirer sans doute tous ces films où le héros a été placé en situation, pour obéir aux ordres, de contrevenir à son sentiment d’humanité : une gifle donnée à un prisonnier, la situation inouïe pour un soldat de devoir protéger contre ses alliés du jour l’ennemi d’hier, je ne sais de laquelle de ces situations Kobayashi a été l’acteur ou le témoin : difficile de penser, étant donné leur récurrence, qu’il n’y a pas là écho d’un geste dont il veut assumer à jamais la responsabilité.

Prisonnier en 44 des Américains, Kobayashi a connu le versant du vaincu, du prisonnier. S’il n’a pas été parmi les 600,000 des Soviets, nul doute que son expérience des camps a aussi alimenté sa transposition de La condition de l’homme, troisième partie, pas seulement les scènes de La chambre aux murs épais et d’Hommage à un homme fatigué.

Je ne puis m’empêcher de songer aussi à cette convergence d’événements, qui illumine pour lui l’année 1952 ! Le Japon retrouve son indépendance, après sept ans d’occupation. Le cinéma donne des fruits qui attirent la reconnaissance mondiale, avec des œuvres de Mizoguchi, Kurosawa. Le cinéaste se marie avec Chiyoko Fumiya, comédienne respectée, qui se retira de l’écran à partir de 1955, avec une quinzaine de films à son actif. La très célèbre comédienne Kinuyo Tanaka, égérie de Mizoguchi, parente de Kobayashi, passe à la réalisation pour le premier de ses six longs métrages, nombre qui restera unique jusqu’au début de l’an 2000, pour une femme réalisatrice, du moins dans le cinéma de fiction grand public.

Enfin, après six ans d’assistanat, Kobayashi réalise ce film d’une heure par lequel on mettait à l’épreuve les assistants pour décider de leur confier la réalisation de longs métrages. Jeunesse d’un fils oppose deux frères, dont l’un aura maille à partir avec la police et donc, avec les ordres ! Il préserve le ton sympathique au quotidien des familles, aspect qui faisait la caractéristique de la Shochiku, il retient aussi l’acuité du regard porté sur les problèmes sociaux de son mentor Kinoshita, si heureux du résultat qu’il lui fera cadeau du scénario de son premier long métrage, au titre emblématique, Sincérité. Mais il y inscrit le thème qui lui demeurera cher, du nécessaire passage par l’interrogation des valeurs, quitte à parcourir un chemin tortueux.

Plus que dans les films où il suit le quotidien en temps de paix, c’est toutefois dans ces retours du passé de guerre, retour en films historiques, ou retours dans le présent en paix de souvenirs qu’a un personnage de son expérience de guerre (Hommage à un homme fatigué, Kaseki), que Kobayashi semble trouver le style le plus en harmonie avec ce qu’il lui semble urgent de signifier.

Il est remarquable que n’ait jamais été fait par lui, Tonkô, ce film qui aurait été tiré du roman Le chemin du désert de Yasushi Inoue. Ce projet de film fut le plus lié à son désir personnel, devenir historien d’art, spécialiste des œuvres nées le long de la route de la soie, Pendant vingt ans il en fut occupé : il m’en dévoila les dessins préparatoires, les reproductions de documents d’époque. Il m’en évoquait le début, différent de celui du roman, où il aurait montré les explorateurs découvrant les trésors d’art des grottes de Tung Huang (auquel il adresse un clin d’œil dans son dernier documentaire) ; me taquinait-il en me disant que je pourrais jouer le rôle du Suédois, agir en même temps comme interprète entre ces multiples communautés ? J’ai rêvé un peu avec lui que ce soit possible…

Remarquable donc que Tonkô n’ait pas été réalisé par lui. Au contraire, la violence faite par l’histoire à sa vocation l’a mené à faire Le procès de Tokyo. Bien qu’il se soit défendu dans un entretien de 1984, publié dans Ciné-Bulles, d’avoir eu dès 1953 l’idée de consacrer un film à ce procès, c’est bien sous l’angle du procès de notre idée de justice, que se développait la réalisation de ses films de guerre, depuis La chambre aux murs épais. Voire ses jidai-geki.

Procès des procès et des juges, ses oeuvres ne nous invitent-elles pas à peser la part du bourreau et celle de la victime en chacun, mais aussi à prendre la mesure des écarts entre les discours de principes et la réalité des pratiques ? Avec son Procès de Tokyo, réussite commerciale en 1984, il aura choqué ce fragment de l’opinion publique japonaise qui entend figer en une seule interprétation la présence japonaise en pays d’Asie, et simultanément heurté les Américains et les Occidentaux dans l’interprétation qu’eux-mêmes donnent de leur entrée dans ce qui, chez eux, correspond à la guerre de 1939-1945, voire pour les U.S.A., 41 à 45. Dans ce documentaire, Kobayashi suit aussi les événements de 1946 à 1949 : s’y précisent les rivalités de la guerre froide, le réveil des indépendances contre les puissances coloniales justement juges à ce procès, et l’évocation de l’histoire de la guerre, dans l’ordre où les Japonais, à cause de ce procès, découvrirent ce que la propagande d’État leur avait caché.

Mais il me semble que l’esthétique du cinéaste, la raison d’être de son art, se trouve implicite dans le troisième sketch de Kwaidan. Non seulement y trouve-t-on les références à l’art occidental (surréalisme en peinture) et japonais (rouleaux peints, statuaire, mélopée jouée au biwa, représentations bouddhiques), et à la guerre, mais surtout on y voit à travers le destin d’Hoichi une figure d’artiste. Sa capacité d’exprimer la souffrance, déjà grande du fait de sa cécité – l’artiste n’est pas un théoricien, il a néanmoins une « vision » – se forge à l’aune d’une douleur physique, dont il est censé retenir le cri pour échapper à l’attention du samouraï fantôme venu le chercher. Mais il ne le peut tout à fait. De ce cri qui demande à être modulé pour que la souffrance soit supportable, pour que l’expression puisse apaiser l’âme tourmentée des auditeurs, Kobayashi lui-même me paraissait hanté, possédé. Le prouvent ses leitmotivs stylistiques et thématiques.

Le même homme, notez bien, m’invita à jouer au golf, ce que je déclinai – pour voir des films ! Le même homme avec humour tenait conversation, au café Saera, derrière le Haiyuza, à Roppongi. Le même homme toutefois, hanté vous dis-je, quand en 1974 il traversa la rue Bleury au coin de Ste- Catherine, à Montréal, en janvier, échappa, à la vue des flocons, « C’est comme en Mandchourie » (et non « comme au Hokkaido », pourtant le pays d’enfance), par là me semble-t-il, malgré lui, retrouvant tout ce sens de l’ambigüe condition humaine : du lieu associé à la confrontation avec les pires démons (voir La route de l’éternité), il gardait aussi ce souvenir d’instant dérobé au malheur : le froid piquant, regaillardissant.

 

1à la cinémathèque québécoise, le 3 décembre 2015. Ce film introduisit la série de 9 films japonais présentés par Radio-Canada à partir du 4 juillet 1972, événement qui permit aux francophones du Canada, et non plus seulement à ceux des festivals ou des salles de répertoire des grandes villes, d’être exposés à une cinématographie peu familière sur les grands écrans. 9 et non 12, comme je l’écris dans Le cinéma japonais et la condition humaine, paru aux PUL. On trouvera dans cet ouvrage une analyse de Kwaidan et une de Seppuku (Hara-kiri). Mais le cinéaste a plusieurs liens avec l’histoire des cinéphiles québécois. Kobayashi est d’abord venu à Montréal, bobines sous le bras, pour présenter, en une nuit devenue légendaire pour les cinéphiles d’alors, au FIFM, la troisième partie de La condition de l’hommeau mois d’août 1961, puis en 1963 pour Hara-kiri. En janvier 1974 il a donné une série de quatre causeries à l’UQAM. Enfin en août 1984, il accompagnait son film Le Procès de Tokyo au FFM. Il déclina l’offre d’adapter un classique de la littérature québécoise, Agaguk. Il me parlait avec affection de Rock Demers, d’Anne-Claire Poirier. Quelques cinéastes québécois ont été marqués par les films de Kobayashi au point de glisser en leurs films des clins d’œil à certaines scènes. Ainsi, à Kwaidan, Fernand Dansereau, et à Hara-kiri et La Prière du soldat, Jean-Philippe Duval. Le poète Fernand Ouellette a écrit un poème inspiré de Kaji.

 

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