Je venais de voir Quartet, et l’idée s’était imposée d’un entretien où Réal La Rochelle et moi combinerions nos centres d’intérêt pour tenter de mieux saisir la démarche du compositeur devenu réalisateur. En guise de résumé du scénario d’un film peu connu, en tout cas au Canada, j’écrivais 1:
« De même, Joe Hisaishi, dans Quartet, oblige-t-il un soliste, sûr de son talent plus que de lui-même, à s’associer à trois musiciens, sûrs de leur plaisir de jouer plus que de leur talent. Or, le plaisir de composer est à l’origine du film lui-même; la musique y a déterminé le choix et la durée des images, comme en animation. Cela donne le sens de la fluidité de la vie.
Forcés de jouer en provinces devant des enfants distraits, des vieillards, plus ou moins présents, et même des vaches, les musiciens découvrent, par ce détour à la campagne, ce que l’art doit à la façon dont chacun gère son tempérament et sa capacité d’adaptation. Sanctuaires shintoïstes, présences de maîtres et de la figure du père, strates successives de notre propre expérience, évoqués par des flash-backs finement et originalement alternés, tout cela, manifestement nourri d’éléments autobiographiques, fait du film, moins l’occasion d’une révélation, que d’une fraîche rencontre avec ce que l’on aime penser bien de l’être humain. »
*
Nous voici au lieu de rendez-vous. L’attachée de presse nous présente le cinéaste et sa traductrice, puis se retire à une autre table.
Nous remercions l’interprète, dont, hélas, l’enregistrement ne garde pas trace du nom. Et commence la conversation animée, ponctuée de rires, de demandes de précision sur le sens d’une question ou d’un terme.
L’entretien a été fait à la terrasse d’un café, rue McGill College, le 31 août 2001, suite à la projection du film au FFM, premier long métrage de Joe Hisaishi. Il faisait un temps magnifique, du moins dans mon souvenir, et, sur l’enregistrement fait par Réal La Rochelle, le bruit d’une musique de fond, de vaisselles entrechoquées, de voix recouvre par moments seulement les propos du réalisateur et la traduction de son interprète. Par contre il faut tendre l’oreille pour saisir les questions de Réal La Rochelle et les miennes, sauf à la fin, quand je pose en japonais une question au réalisateur, alors que l’interprète traduit en anglais pour le bénéfice de Réal La Rochelle. À écouter cette portion, j’ai le sentiment de retrouver le climat de Répétition d’orchestre de Fellini.
Le décousu des échanges nous a d’abord retenus de tirer une transcription de l’entrevue, et, d’un report à l’autre, le temps a passé. Il nous arrivait de nous dire : faudrait s’y mettre. Puis des raisons de santé ou de réalisation de projets promis empêchaient l’un de s’y consacrer. Et l’autre, alors, d’attendre, jusqu’à ce qu’à son tour…
Puis en décembre 2015, Réal est décédé.
Un jour de mars 2017 Jérémie, étudiant en cinéma du cégep de Joliette, à l’occasion d’une conférence que j’étais invité à donner, s’est révélé fan fini du compositeur Joe Hisaishi. Sa curiosité pour l’entretien évoqué m’a poussé à reprendre à son intention ce projet inachevé, à replonger aussi dans le temps et à retrouver la voix de mon ami disparu, spécialiste de musique et de son au cinéma, biographe de Denys Arcand, amateur d’opéra autant que de cinéma, dont les questions et l’érudition filmique ont ponctué l’échange.
En voici la substance. Certaines questions sont écourtées, et certaines réponses rassemblées.
Quand Joe Hisaishi a réalisé Quartet, il avait déjà à son actif une quarantaine de compositions de musique pour le cinéma. Dont celles de films de Miyazaki. Est-ce l’influence du mode de réalisation du film d’animation qui l’avait mené à composer la musique d’abord, comme cela se fait pour ce genre ? Non, pas du tout. Des quatre acteurs, un seul était musicien, et comme Quartet met en scène des musiciens, le jeu des non musiciens interprétant le rôle d’instrumentistes devait se moduler sur la musique jouée en playback.
Mais, relance Réal La Rochelle, qu’est-ce qui l’avait incité à passer de la composition musicale à la réalisation du film ? Le désir de s’exprimer. Ne le faisait-il pas en musique ? Certes, mais il voulait explorer les ressources propres du cinéma, ce que ce médium permettait d’explorer qui échappait à la musique. Et puis, s’il avait tant de fois participé à la réalisation de films, c’était à titre de soutien de la vision créatrice du réalisateur. Il avait voulu voir jusqu’où, lui-même en cette position, il pourrait aller.
Avait-il, poursuit La Rochelle, pensé choisir un sujet qui ne concernât pas immédiatement la musique ? Non. La musique était son territoire. Mais à vrai dire, on lui avait proposé au préalable un suspense. Les conditions de tournage trop difficiles et le financement qui l’était autant l’avaient détourné de ce projet.
Sony, intervient encore La Rochelle, avait-il eu part à la réalisation, ou imposé, via le catalogue musical, l’usage d’oeuvres ? Ah ! Ah ! Non, car il était lié par contrat à la Universal ! Ah ! Ah ! Il avait carte blanche et pas d’incitatif à composer en prévision d’un cd pour la promotion, comme cela peut arriver, en effet, avec d’autres productions. Mais il est vrai que les producteurs l’ont incité à éviter les pièces qui pourraient coûter trop chers en droits ! Ah !Ah ! Aussi avait-il favorisé une composition originale de bout en bout, moins onéreuse. Il revenait à moins cher ! Eh !Eh ! De ce fait, il s’est trouvé à s’appuyer sur des souvenirs du temps de sa propre formation musicale, mais les échos de Ravel et de Mozart sont des recompositions où il a imité le style de ces musiciens, incontournables dans la formation des instrumentistes. À l’évocation par La Rochelle du Violon rouge, Joe Hisaishi signale qu’il l’a vu et apprécié.
Qu’en est-il du rapport à la musique traditionnelle japonaise, demande La Rochelle ?2Que voulez-vous dire, demande Joe Hisaishi ? Eh bien, les jeunes du film ne jouent que des instruments venus d’Occident et des pièces de formes musicales familières aux occidentaux. Joe Hisaishi souligne qu’il tient beaucoup à la tradition musicale japonaise, mais que sa formation de violoniste, commencée à quatre ans, s’est faite à partir du répertoire essentiellement occidental. Toutefois c’est une erreur de croire que l’esprit de la musique japonaise ne s’exprime que par le recours à des instruments comme le shakuhachi, le koto ou le shamisen ou encore par des airs issus de la tradition. Il y a une manière d’utiliser les espaces entre les notes, selon le concept très japonais de ma, qui fait qu’une pièce jouée au violon ou au piano, dans une forme qui rappelle celles d’Occident, peut parfaitement être très japonaise, expression de l’esprit de la mentalité japonaise.
Connaît-il, poursuit La Rochelle, le film les Cachetonneurs (de Denis Dercourt, 1998)3? C’est aussi, précise-t-il, une œuvre réalisée par un musicien. Non, Joe Hisaishi ne le connaît pas, mais il évoquera ailleurs un film de Olivier Dahan, Le Petit Poucet (2001) avec Catherine Deneuve : il en a composé la musique et lui a donné une touche japonaise par la conception. Autant dire que son ambition est de traduire ce qu’il ressent, mais de telle sorte que cela puisse toucher le public de partout. D’ailleurs le Japon actuel est pénétré de toutes ces influences, asiatiques comme occidentales. Parler du Japon, c’est donc aussi témoigner de cela.
Qu’en est-il du rapport entre bande bruits et bande musicale ? Pour lui, le souci est de conjuguer rythme musical et rythme dramatique, qui, a priori, ne fonctionnent pas d’après les mêmes règles. Là est son travail pendant la préparation. Mais c’est au moment du mixage que son intention de garder un silence musical, par exemple pour montrer l’impact de la musique interprétée par les concurrents sur les jurés, a trouvé son tempo et sa place. Il prévoit au moment du scénario qu’il y aura des silences, ou des bruits, mais la durée et la nature de ces bruits ont été, dans Quartet, décidées au moment du mixage.
Je souligne alors que la fluidité du récit me paraît un tantinet trop fluide, nécessitant peu d’efforts du spectateur qui se laisse entraîner, bercer, mais cela expliquerait peut-être que je sois autant surpris par l’usage rare du flash back comme moyen pour faire comprendre comment au moment de jouer, un des personnages va perdre de sa suffisance en se remémorant son propre apprentissage. Pas de surimposition, simplement le jeu de la musique et du retour dans le temps, avec ce moment où l’apprenti joue devant les vaches. Le cinéaste rit. Jusqu’où cet aller et retour trouve-t-il écho dans ses propres expériences ? Question informulée, gardée pour moi : le temps presse. Mais comme est « japonaise », en narration de cinéma populaire, cette incursion dans le souvenir du pays natal, au point de crise du récit, ce retour à un souvenir lié au furusato pour venir affronter le présent !
Dans un article intitulé « Takeshi Kitano : le rideau sonore »4, j’avançais
que ce réalisateur faisait jouer à la musique, dans ses premiers films5, le rôle du rideau de scène prévenant le spectateur de l’apparition imminente d’une nouvelle dimension du personnage ou de l’intrigue. Mais comment Joe Hisaishi arrive-t-il à passer alternativement de ce cinéaste à Miyazaki ? Réal La Rochelle revient sur la trame sonore chez Kitano. C’est d’ailleurs par celle-ci qu’il m’a dit, auparavant, avoir été rendu sensible à l’univers musical du compositeur et avoir eu le désir de le rencontrer.
Pas facile, en effet, dit en souriant le compositeur, de passer de l’un à l’autre, car les deux cinéastes ont des univers absolument différents. Solution : s’appuyer sur le scénario à mettre en musique, sans consciemment revenir sur les musiques antérieures au film en cours. Avec Kitano d’ailleurs, il a totale liberté. Mais curieusement, quand il se concentre sur un thème, sûr qu’il est parfait pour le film et en propose un second par mesure de comparaison, c’est toujours le second que choisit Kitano !
Après une première interruption de l’attachée de presse pour signaler qu’il nous reste six minutes, la seconde vient. Brouhaha de voix et de bruits de vaisselles et d’ustensiles, et de musique. Rires. J’exprime l’espoir qu’il n’a pas eu le sentiment de parler à des vaches. Rires encore.
Et celui de La Rochelle, comme s’il était encore là.
Notre quartet se dissout, nous revoici en duo. Contents de l’entretien, de son rythme. Avec des questions qui nous viennent maintenant à l’esprit, et qui vont disparaître de nos mémoires.
Pendant quatorze ans, le sujet revient en surface. Puis à l’automne 2015, Réal m’envoie l’enregistrement : je lui offre de faire une première transcription, on se reverra pour établir le texte final.
En décembre, il disparaissait. Était-il toujours opportun de présenter cet entretien ? Je n’en avais que le souvenir, nulle audition entretemps, depuis ce 31 août 2001…
Réal, pédagogue jusque dans ses écrits, aurait souri de devoir ainsi à la curiosité d’un étudiant l’élan final qui entraîne l’accomplissement de ce projet de contribuer, par cet entretien, à mieux faire comprendre l’œuvre de Joe Hisaishi auprès de nos compatriotes.
Tel est donc l’entretien, en une forme resserrée et inachevée, puisque mon complice n’a pu le relire6. Puisse cet article, outre saluer la mémoire de La Rochelle, permettre de rappeler un moment de la carrière de Joe Hisaishi, qui demeure prolifique. À ma connaissance, Quartet est son seul long métrage en tant que réalisateur. Parmi les nombreux films dont il a fourni la musique subséquemment, il y aura encore des Miyazaki, des Kitano, mais aussi le Departure de Yojiro Takita…
1 « Vérités du Japon » (le cinéma japonais au FFM, in Shomingeki (en allemand), mai 2002 (aussi en français sur le site internet de la revue)
2 Réal La Rochelle s’étonnera un peu après de l’engouement des Asiatiques pour la musique occidentale, à preuve : de grands interprètes du classique proviennent d’Asie. Mais on ne voit pas d’Occidentaux s’illustrer, par exemple dans l’opéra de Pékin. (Quinze ans plus tard, je songe que la musique traditionnelle japonaise compte des praticiens européens, américains et une Québécoise en minyo. Pour l’opéra de Pékin, je ne sais).
3 Le mot cachetonneurs désigne quoi, demande l’interprète ? Ceux qui font de la musique pour gagner de l’argent. La traductrice semble enchantée d’apprendre ce nouveau mot.
4 « Le rideau sonore : Kitano et la musique », in La parole métèque. no 39
5 Dont Ano Natsu, ichiban shizukana umi (A Scene at the Sea), 1991, première contribution de Joe Hisaishi à l’œuvre de Takeshi Kitano.
6 Je remercie sa compagne, Nicole Tremblay, d’avoir donné son aval à cette publication et des suggestions qu’elle a pris la peine de faire.