par Claude R. Blouin
La pause
Voilà, le vieux fou de cinéma japonais a vu son premier lot de films: immersion de trois jours en langue autant qu’en images japonaises. Mais aussi que de rencontres ! Sans doute s’agit-il d’être le plus juste possible dans la manière de rendre l’effet du travail opéré par les oeuvres sur celui qui les commente. Mais outre les rapprochements entraînés par le fait de voir en succession des films conçus à l’insu les uns des autres, il y a la richesse des rencontres. Tel distributeur trace en une heure un portrait des aléas et espérances du cinéma nippon de l’heure. Tel critique européen manifeste son étonnement au fait que le maire Coderre choisisse le moment de l’ouverture pour tendre la main. Sans trop revenir sur les responsabilités des gouvernements dans ce qu’il reconnaît être un festival en difficultés.
Un employé dévoué et compétent, entrevu, laisse entendre que quelque chose ne tourne pas rond. Un autre se démène, seul au poste, tandis que son collègue est à sa pause. Mais il y a, semble-t-il, moins de monde à la salle où depuis quelques années on entend dire qu’il y a moins de monde dans la salle où depuis quelques années...
Un spectateur glisse en passant sa surprise d’avoir eu à regarder un film chinois non seulement en copie de travail, mais avec le mot sampleinscrit tout le long de la projection. Deux films japonais ont joué à la chaise musicale dans l’horaire. Le vieux fou lui-même a été choqué, pour les films vus en salle, de voir combien clairsemé était le public.
Vingt et un films japonais ! Les cinéphiles désireux d’inclure dans leur tour du monde un ou deux films nippons se disperseront d’autant. Ne vaudrait-il pas mieux une dizaine de films ? Pour les mordus de ce seul cinéma, cela ne donnerait-il pas aussi le temps de digérer l’œuvre ET de profiter de l’occasion que la convivialité du festival offre de s’entretenir avec les artisans eux-mêmes, et de comparer sa compréhension avec celle des autres cinéphiles qui feraient, justement, la file ?
Mais le critique n’est pas le pilote du festival, il se tairait là-dessus s’il ne s’était donné le luxe de faire de celui-ci son dernier à titre non de spectateur, non d’analyste, mais de chroniqueur. Il a toujours mis les films au centre de son travail, avec d’occasionnelles entrevues, fort peu de commentaires sur les à côtés, mais lorsqu’on s’apprête à quitter une fonction, il lui semble cohérent avec la constance manifestée jusque là de suggérer les motifs de cette prise de retraite.
Luxueuse en ceci qu’il la décide, non qu’elle lui est imposée.
Croyait-il au moment de penser à l’été qui venait.
Une dernière fois comme chroniqueur, pensait-il, Fantasia, FFM, FNCM. Mais comme les ratés dont les a parté des visiteurs et des employés lui révèlent l’existence, celui du souffle, les résultats de test sur l’état de ses artères lui laissent entendre que sa liberté n’est pas seule en cause. C’est en plein festival qu’il doit prendre connaissance des suites à donner aux résultats de ce test.
Minute là, quel manque de pudeur, si contraire à celle dont il croit avoir fait preuve en quarante ans d’articles. Le lecteur doit être entraîné dans le jeu des émotions et des pensées mis en branle par le film, pas trouver dans le compte-rendu d’une oeuvre une manière pour le critique de se faire valoir. Et puis à trop vouloir attendrir on irrite, c’est même de là que vient sa propre allergie à la sur utilisation d’une musique insistant sur l’émotion déjà très perceptible grâce au jeu des comédiens et de la composition visuelle et du rythme des sonorités et de celui du dialogue.
Alors que vient faire ici l’intervention de cet élément intime, le fonctionnement du cœur ? Il s’agit, en introduction, de faire partager ce qu’est CE festival, lieu où à l’occasion des films l’homme est renvoyé à lui-même, aux liens qui le lient à autrui. Oui le cinéma prime, mais l’attention sollicitée et le brassage des émotions sont tels que deux matins de suite le critique en oublie de prendre ses médicaments. Pour le coeur, oui. S’il en parle ici, c’est qu’il lui semble depuis quelques années que le cœur du festival est atteint, entre désamour des uns et refus des autres de voir la réalité, d’accepter du moins la réalité de ce que l’on doit à autrui.
Oui l’art (et l’enseignement et la santé) réclament gratuité, mais pour ne pas être dénaturée, celle-ci doit dépendre non d’une politique ou d’un règlement, ni satisfaire le besoin d’être content de suivre un précepte, mais surgir d’un élan que l’on ne peut exiger que de soi. On ne peut donner que ce dont on dispose, et ce n’est pas parce qu’il s’écarte de ce principe que le personnage du vieux fou de Yoko Zakuramérite son estime ! Un peu de reconnaissance témoignée aux individus qui s’occupe de l’intendance ne gâche en rien notre dévotion à rendre meilleure l’humanité.
On le comprend, lentement s’insinue entre le critique et le festival une identification quant à l’état de leur santé, quant à ce que doit être la vie à ce point de son épanouissement. Le contenu des œuvres, le fait même que celles-là aient été retenues, en quoi ne seraient-ils pas une expression de l’état d’esprit du capitaine de ce festival ? Que de portraits de personnages têtus, visionnaires, fidèles à une idée de l’art ou de la justice ? Que de films sur la difficulté du deuil, ou celle de venir à terme avec le peu que l’on peut en fin de vie !
La pensée vient, de tout cela, pendant et à cause du festival, en partie du moins, c’est pour dire ! oui, c’est comme ça que cela se passe, au moment de vivre un événement dont le cinéma est censé être le centre, alors qu’il n’est vraiment que le point de départ. Il y a interférences d’autres préoccupations. Forcément, puisque l’art ne peut qu’être lutte avec nos contradictions.
Mais il n’y a pas que les rumeurs sur l’état de santé hypothétique du festival. Il y a le plaisir de retrouver des gens avec qui on ne partage ni les goûts, ni les valeurs peut-être, mais une espérance quant à ce que par le cinéma on puisse toucher quelque chose, être touché pour mieux revenir, revenir mieux vers les hommes, vers soi.
Le plaisir de manger et boire avec eux, et piquer une causette, sous la marquise du cinéma ou à une terrasse.
Et là de son cheminement, le vieux fou de cinéma japonais, encore balayé des images et sons perçus en neuf films, pressé de porter des retouches à cet article puis à cet autre, de noter ceci de tel film qu’il avait oublié au moment du premier jet, ou de reprendre telle expression parce qu’à la relecture elle lui semble prêter à une interprétation qui n’est pas celle qu’il voulait exprimer, le critique emporté dans ce tourbillon, la tête au festival, aux films, aux gens, se promène dans sa petite ville, à cinquante kilomètres des salles de cinéma et de la vidéothèque. Sonné, en manque de sommeil, à quelques heures de rencontrer la cardiologue, disposé à recevoir son verdict, à lui faire confiance. Mesurant toute la différence qu’il y a entre pouvoir décider de faire une chose et être contraint de ne pouvoir la faire, le critique reconnaît le besoin de sommeil, qu’il doit être en forme pour la seconde partie de son festival, SON, notez bien.
Mais il se lève, la nuit, et, puisque réveillé, question de savoir si la première partie de son article a été mise en ligne, il ouvre l’ordinateur. Et là, surfant sur facebook, il tombe sur le statut d’un journaliste, qui met en ligne l’article d’un confrère anglophone du quotidien The Gazette. Des employés du festival se plaindraient de n’être pas payés, en dépit de promesses réitérées à cet effet, promesses qu’ils ne peuvent plus croire. On songerait à se mettre en grève. Démentis aussitôt apportés par d’autres intervenants.
Donnerait-on au-dessus de nos moyens ? Présumerait-on de notre richesse ?
Le critique est admiratif du travail des employés auxquels il a affaire jusqu’ici.
Il partage avec plusieurs une curiosité intellectuelle, qui, sans les orienter dans la même direction, les mène à se croiser, à s’enrichir au hasard d’une remarque. Ces employés sont le visage du festival, pour les étrangers invités, pour les journalistes, ils sont ce qui décidera que le festival a bonne ambiance, que distributeurs et productrices, acteurs et actrices, réalisatrices et réalisateurs pourront se consacrer à l’essentiel de leur venue ici, faire connaître leurs films, pour les uns, les découvrir pour eux-mêmes d’abord, pour attirer l’attention des autres ensuite pour les distributeurs et les critiques.
Le critique n’écrit pas pour les professionnels, alors pourquoi ces commentaires superfétatoires sur les coulisses de spectacle ? Le public veut voir des films ? Certes, quand tout roule, il peut apaiser cette faim qui peut devenir boulimie, c’est sa responsabilité. Mais ce l’est aussi de savoir aux frais de qui il se nourrit, et à quelles conditions, car cela décide de la capacité présumée de renouveler son expérience les années ultérieures. Voilà pourquoi les journalistes font état de ce qui demanderait à passer inaperçu, si tout allait bien. Tentés, les journalistes, dites-vous, songe le critique, de se prendre pour Cassandre, puisque le public semble le désirer. Mauvaise raison, songe-t-il toujours.
Qu’est-ce que la santé ? C’est l’état du corps humain tel que l’esprit peut s’élancer, selon sa nature, vers ce qui n’est pas lui. C’est quand tout va de telle sorte que le corps n’attire pas l’attention du cerveau sur lui-même, ou, s’il le fait, c’est en accord avec les facultés de récupération et qu’il peut donc tout entier se livrer à la nécessaire réception de ce qu’il y a hors de lui, qu’il transforme en signaux, dont il doit en plus décider lesquels en sont, signes qu’une intelligence s’adresse à eux, et lesquels ne sont que des symptômes susceptibles de l’éclairer sur sa situation dans le monde et l’état de celui-ci.
Voilà, songe le vieux fou de bien autres choses que du cinéma japonais, choses auxquelles il a accès par la lentille de ce cinéma spécifique.
Il faut prendre soin de ceux qui sont au cœur des choses, des capitaines aux soutiers, les écouter quand ils dérogent à leur rythme, prendre en compte ce que ce dernier donne à entendre, signifier que l’on a bien écouté en manifestant notre décision modifiée ou l’aveu et la preuve de notre impuissance.
Neuf films, les propos entendus, ce qu’il a vu en trois jours, voilà ce qui, comme autant de billes, vient heurter pour les faire résonner les pôles d’attention du vieux fou de cinéma japonais quand il pense : FFM 2015.
Puisqu’il a cru bon évoquer l’élément personnel le plus à même d’influencer sa perception des films, en voici le dénouement. La cardiologue modifie sa médication, repousse l’idée d’une intervention dont les risques seraient plus préjudiciables que les gains possibles. Du coup, le vieux fou retrouve cette grâce qui consiste à devoir à sa liberté le fait de décider s’il peut ou non s’engager, et à quoi.
Certainement à retourner au festival, à saisir au vol le plus de films japonais possible, sans renoncer au principe de disponibilité. Et comme le quotidien Le Devoirconfirme, en ce deux septembre, ce qu’annonçait The Gazette, l’éventualité d’une grève dès le vendredi si les employés ne sont pas payés, il sait que, si cette éventualité s’avère, il s’en tiendra, par reconnaissance pour les employés, à ce qui restera alors accessible en salle.
Et comme cela assure la priorité de la qualité de la réception sur la fidélité au mandat qu’il se donnait, celui de couvrir tous les films, il s’apprête donc à prendre la route du festival, le cœur plus léger. Attristé toutefois à la pensée que le mot fête puisse ainsi s’ombrer de la tristesse née des malentendus humains, de l’intuition que plutôt que d’un festival qui atteint sa fin : célébrer la créativité, il va vivre la fin non seulement de l’édition 2015 du festival, mais celle du FFM.
Avec sa propension à anticiper le pire, on lui dira sans doute que ce dernier n’est jamais sûr. Il acquiescera.
Mais tout de même, hein, comment dire à l’an prochain ?
De retour chez lui le soir du 5 septembre, il doit préciser que grève il n’y a pas eu.
Film en compétition officielle
Gassohde Tatsuo Kobayashi
Joint Burial reprend le sujet de l’opportunité de la lutte pour une tradition devant, l’inévitable métamorphose des conditions de vie et de pensée. Je ne suis pas apte à décider de la fidélité de cette représentation à ce qui fut, en son décor et ses pratiques, le Japon des années qui suivirent 1867, mais je sais que le cinéaste reste fidèle à la tradition du genre, au souci de mettre en évidence le savoir-faire des artisans de l'époque.
Depuis le début des années 1970 au moins, dans le cinéma de genre, des films se penchent sur cette période en laquelle on trouve un écho à la vitesse des transformations imposées désormais à la nôtre par les technologies. Le cinéphile non japonais, à en juger par certains commentaires entendus à la sortie du film, risque de ne voir que cette continuité. J'aimerais m'attacher, pour cette raison, à mettre en évidence le travail propre au cinéaste.
Gassohtémoigne aussi du degré de maîtrise des jeunes cinéastes présents par leur première oeuvre au FFM. Dans le cas de ce film d'époque, la question de la transmission non seulement de l'héritage de la culture d'Edo, mais aussi de la culture cinématographique se trouve indirectement abordée par le réalisateur dans son discours de présentation. Il souligne en effet l'apport à l'éclairage et aux décors de vétérans du genre ET celui de jeunes acteurs.
Rencontre de générations, la réalisation du film offre au spectateur occidental plus cinéphile que connaisseur en culture japonaise le risque de ne voir que par où le film perpétue une tradition visuelle de qualité, et non ce par quoi Tatsuo Kobayashi imprime sa marque propre. En cela ce spectateur sera entraîné par sa difficulté à démarquer deux des trois protagonistes, Teijiro et Masanosuke, dont les traits sont semblables, ressemblance renforcée par l'homogénéité des uniformes
Or le premier, moins habile au sabre, conscient que l'époque nouvelle reposera sur la maîtrise du savoir plutôt que sur celle du sabre, incarne une dimension bien différente du Japon de la révolution Meiji que le second, encore lié à sa classe, mais affranchi de l'endoctrinement à la vengeance inhérente à l'esprit de sa classe. C'est que, fils adopté, il n'est pas dupe de l'incitation de sa mère adoptive à venger la mort de son mari: un flash-back nous fournira la cause de la réaction de Masanosuke à cette demande.
Le recours au retour en arrière à des fins explicatives caractérise à une exception près, le dernier, un des traits par lesquels Kobayashi ne se borne pas à reprendre la tradition narrative du cinéma japonais, telle que décrite par Donald Richie: pour ce dernier, le flash-back classique en cinéma nippon exprime plus une nuance émotive qu'il n'est moyen de rendre manifeste l'origine d'une action, expliquée rétroactivement par le souvenir évoqué. Le dernier flash-back respectera cette caractéristique du cinéma japonais. Kobayashi atteste ainsi que sa fidélité à son héritage et sa personnalité s'accommodent des deux usages.
D'ailleurs le rappel par les personnages de plusieurs contes fantastiques, leur illustration esquissée en quelques plans font écho à ce qu'une voix off soulignait lors des plans d'ouverture: le mot étrange en ressortait. Mais aussi le fait que la voix féminine, très veloutée, donne un ton inattendu à un récit lui-même filmé en éclairage où l'ombre, les bleus et gris donnent du relief au noir, où les ondées démentent par la fluidité et la violence de l'eau ce qu'aurait de trop zen la seule composition des lignes dessinées par une architecture si évocatrice de maîtrise de soi. Étrange, en effet, le rapport que l’être humain entretient avec un réel dont la perception, prise pour sa réalité, se heurte à ce qu'elle est et à ce que les autres l'estiment être. Frontières ténues entre sincérité et illusion.
La tension entre discipline et impulsivité sied bien à un récit centré sur des adolescents, tension de valeurs, de styles, de sentiments. Kobayashi n'hésite pas à inclure une chanson en anglais, de rythme pop, pour souligner la familiarité de ces adolescents avec les nôtres, vivant tous en une période d'agitation, qui, sous couvert de révolution tranquille, cache ses violences ponctuelles. Ici l’essai pour conserver son efficacité et son humour n’aurait-il pas dû se limiter à quelques mesures ? Car la correspondance entre jeunesse d’alors et d’aujourd’hui était déjà apparente.
Cela ramène à la voix douce de la narratrice: elle rappelle que la démission sans fracas du shogun Tokugawa, le passage pacifique de pouvoir, inouïe dans l'histoire (le Québécois pensera à la sienne!) s'est accompagnée de troubles, réalité plus conforme à celle de l'être humain. Et de la femme: autant cette voix douce atteste d'une lucidité ouverte aux aspects irrationnels et violents de l'être humain, autant les personnages féminins ne sont pas en reste de contradictions, en sorte que ce que la narratrice dit de l'Histoire s'avère juste de la femme.
Et des hommes: ceux-ci ont chacun leur secret, et l'amitié n'exclut ni jalousie, ni rivalité, ni opposition sur la lecture du sens de l'Histoire.
Kobayashi saisit comme fluide la nature des êtres, multiplie les plans où l'eau domine, de celle de la pluie à celle d'un baquet à celle, plus symptomatique, de l'étang du parc Ueno, filmé d'un angle encore accessible au promeneur moderne. Modernité rappelée par la séance de photo, la manipulation du pistolet, celle-ci moins occasion de signifier la fin du règne de l'épée que moyen pour chacun des trois adolescents de marquer sa personnalité par la manière dont il tire.
La manière dont il filme trahit celle de Kobayashi - les lotus du parc Ueno ne sont point tant échos des nymphéas du peintre français que, à la fois, clin d'œil peut-être inconscient au lotus bouddhiste, ET, par la quantité survolée sur fond de pétarade des armes de guerriers, évocation de cette fleur étrange, oui, qu'est la vie, avec sa létalité imbriquée. Voluptueuse, certes, mais marquée de noirceur, à l'image de la fleur avec ses tonalités mauves.
Comme dans Alone in Fukushima, l'égoïsme des gouvernants, leur indifférence à l'endroit de ceux de qui ils attendent obéissance, sont dénoncés, autre trait de modernité ou d'actualisation.
L'amour d'artisan avec lequel on crée ces ambiances où la mort rôde, où la mélancolie sourd, lors mêmes que les orgies y sont conséquence de la décision de mourir, atteste, autant que le nombre de contes brefs et l'attention aux motifs géométriques conçus à la période d'Edo, du sens de la tradition du réalisateur. Mais le fait de souligner le rôle de la répétition, aussi bien dans l'endoctrinement idéologique que dans la manière de s'adresser à celle qu'on aime sans retour, montre aussi qu'il est sensible au conditionnement par lequel de jeunes énergies peuvent être canalisées, voire manipulées.
Il invite donc obliquement à la vigilance, au questionnement des traditions, à la nécessité d'en évaluer la pertinence à l'aune des savoirs nouveaux, dont ne disposaient pas les créateurs d'antan, aussi inspirants puissent-ils être encore.
Compétition premières œuvres
Hoshigaoka Wandarandu de Show Yanagisawa
Lost and found examine la réaction d’un fils à l’annonce du suicide de sa mère, dont il soupçonne qu’elle a été plutôt assassinée dans le cadre d’un parc thématique.
Lost and found Hoshigaoka Wonderland nous emporte dans un univers qui rappelle celui de Balzac par son attention à établir la connivence qu'il y a entre un objet et son propriétaire, mais le ton du film renvoie plutôt à Kenji Miyazawa. En effet, une action familière apparaît dans un cadre inhabituel, ou l'inverse.
Mais surtout le cinéaste tire parti de la lumière: il touche d'abord par la couleur, le blanc et rouge si chers à l'identité nationale, le jaune vif de l'été et de la vigueur enfantine, des plans noirs pour encadrer un récit dont la mort et son impact sur les proches est le centre, la surexposition pour connoter l'effet d'un souvenir. Ce sont les couleurs avant la forme même des choses qui donnent le la à notre sensibilité.
Rien n'est là uniquement pour faire belle image. On admire la nature morte aux pommes, mais elle revient deux fois, puis on comprend en quoi les dites pommes pouvaient intéresser Haruto, comme on pouvait le déduire du fait qu'il les ait auprès de lui.
Il en est ainsi de tout ce qui se mérite, par l'angle ou le découpage du champ, une attention particulière.
L'être humain s'y perd dans un espace dont le sentiment de magnificence est manifestement partagé par les personnages comme par les spectateurs. Appel au sens de la féerie, le récit met aussi en cause la façon dont chacun interprète un événement: trois ou quatre sont ainsi repris selon la version des témoins, comme autant de nacelles tournant à la grande roue du village d'Hoshigaoka.
Grande roue de la mémoire d'Haruto, le protagoniste principal, d'abord apparu en enfant inconsolable de la séparation de la mère: celle-ci lui donne un objet, qu'elle lui promet de venir rechercher. Ainsi l'objet donné répond-il à l'amour perdu. Plus tard, Haruto, commis de gare, s'occupe des objets perdus. Maquette, jouets, bulle de verre souvent montrée: les objets sont aussi signe d'enfance, de besoin de compréhension, d'effort pour cultiver l'espérance. Par un dessin de roue s'ouvre le film, et l'art devient ainsi mode d'appropriation d'une expérience dont il est le catalyseur.
Haruto est entraîné à jouer avec ses souvenirs comme avec autant d'objets, à les revisiter à la lumière des rencontres avec ceux qui étaient présents. Attaché à son bureau ou au quai de la gare, s'il ne prend jamais le train, il voyage ainsi, et nous avec lui.
Poétique thriller, première oeuvre prometteuse pour la suite.
Dia Dia de Kikuchi Takeo
Dear DEER explore la portée du qu’en dira-t-on, de la réputation faite sur des adolescents jusque dans leur statut d’adultes.
Le spectateur est vite invité à oublier l'idée qu'une ville plus petite favorisera la sérénité. Ce qui réunit Akiko, Yoshio et Fujio, c'est l'agonie du père. L'affection, dites-vous? Oui, mais seulement si vous l'acceptez comme complexe, pleine de contradictions.
Les trois enfants sont célèbres pour avoir vu une espèce rare de cerf, source de la réputation de la ville, jusqu'à ce qu'on mette en doute l'existence de l'animal en question, et donc la parole des trois enfants. Un bref récit en animation de la disparition de cette espèce de cerf se déroule, à l'insu de la visiteuse qui n'a pas attendu, impatiente, le départ de cet anime. L'imagination devient ainsi seule façon de donner vie à ce que la concurrence d'autres espèces aussi bien que l'expansion des villes ont fait disparaître.
Nature et civilisation technologique, ni l'une ni l'autre ne sont idéalisée, à l'image des personnages de ce récit impitoyable.
Enfermés dans leur mensonge, si c'en est un, et certainement par la rumeur dont ils sont victimes, les enfants, devenus adultes, réagissent de manière différente à cette situation. La réunion des trois adultes se fait tandis que la ville connaît de mystérieuses pannes de courant. Mais il y a aussi les pannes sociales, le jeu des pots-de-vin pour favoriser aux dépens des citadins les projets de développement.
En outre, le bonheur des retrouvailles de gens membres d'une communauté où tout le monde connaît tout le monde (et en fait, où chacun se sent seul, est seul avec ses contradictions), ce bonheur cache des secrets. Mais aussi on n'est pas aussi opaque qu'on le croit aux yeux d'autrui.
Pannes d'électricité donc, pannes sociales, pannes de neurones aussi: Yoshio est-il malade du fait de cette aventure glorieuse tournée en humiliation ou ne le serait-il pas génétiquement? Fujio, dans son désir de conciliation et de maintenir l'héritage paternel, vit-il une illusion? Akiko est-elle cette frondeuse, qui n'aurait peur de rien, manipulatrice à ses heures? Souvent chacun des personnages apparaît, la tête occupant l'essentiel de l'écran, assez longtemps pour que le jeu de façade ait le temps de craquer et la souffrance et la parole retenue puissent jaillir.
Quelques plans d'une ville plutôt banale donnent le change, et ce pendant le générique de début. Quelques autres saluent le goût du travail bien fait et justifie autrement que par piété filiale l'attachement de Fujio à l'usine paternelle.
La classe elle-même, de lieu d'évocation d'une enfance que l'on serait en droit de regretter, sert de cadre à une destruction du mythe social que l'on a été tenté de construire pour faciliter les rapports humains. Froide, la classe.
Mais derrière cette volonté du cinéaste de dérouler le parcours révélateur des personnages dans la vérité de leurs contradictions et de leurs souffrances, de découvrir la destruction du rôle protecteur requis pour que le jeu social de l'harmonie soit possible, il y a aussi le sentiment des limites de notre lucidité, fut-ce celle du scénariste. Le merveilleux dispose de quelques moments, qu'il soit réel ou projection d'une réelle espérance, partagée.
Et le partage d'une espérance ne serait-il pas, avec la confiance toujours à reconquérir, au prix de l'expression de la vérité qui pourrait la menacer, le creuset de la vie en société?
Un film cru, en phase avec le ton du film de Mipo O primé au FFM en 2014, The Ligth Shines only there.
Nebokede Norihiro Iki
On connaît le clown triste. Voici le comique alcoolique de cette forme de rakugo, récit humoristique qui date de quelques siècles. Être drôle quand votre vie de couple, votre ordre de valeurs, vos espérances sont secoués : la tradition soutiendra-t-elle le héros ou la pression de performer l’entraînera-t-elle plus avant dans la déroute ? L’impact du travail sur la vie de couple et vice-versa, le pari de faire rire en racontant un drame, la tension entre situation professionnelle du personnage et défi relevé par le cinéaste me mettaient en appétit.
Nebokes'annonce donc par le synopsis comme histoire d'un comique, Sangoro, qui ne fait pas rire, mais s'ouvre en fait sur le plan d'une petite fille au vertèbre de baleine. Pourquoi y tient-elle? L'incuriosité de son mari, le comique pas comique, constitue le vrai sujet.
Histoire d’un éveil, annoncé par le titre qui fait penser à la somnolence, à l’état de quelqu’un à demi éveillé ? Écrit en hiragana, impossible de confirmer cette traduction du titre. Mais ce serait bien, selon le traducteur de l’équipe, un mot jouant sur le sens de nebokemi éveillé et de hotokedécédé. Et c’est bien entre la conscience semi éveillée du héros et le décédé qui hante l’héroïne que tout se joue.
Méditation sur ce qui nourrit un art, mais aussi sur le deuil inachevé, ce film tendre nous montre des êtres qui traversent une période de confusion: incompréhensibles à eux-mêmes comme aux autres. Le cinéaste nous rappelle que tout être humain contient plus que ce qui entre dans le champ de notre conscience. Il y parvient en privilégiant de nombreux plans où l'on ne voit qu'en partie la tête, avec quelques uns de mains aux doigts lâches ou crispés.
La pièce de bois trouvée par la petite fille se retrouvera éclatée, elle fera écho aux feuilles manuscrites déchirées, mais conservées par l'épouse. Une balle rentre dans le cadre, prétexte au rappel subit du poids des actes d'un alcoolique sur les enfants. On trouve donc aussi le sujet de la relation au père, autant que celui de la transmission de la tradition, ici donc du rakugo, forme codée de monologue où l'acteur marque par la position de la tête le changement de personnages, par un geste d'éventail l'objet impliqué dans la narration. Les éditions Picquier ont consacré un excellent ouvrage sur l'esprit de ce genre de comique.
Qui ne pense qu'à soi, n'observe pas, ne sait pas rendre grâce de ce qu'il doit à ses proches peut-il dépasser suffisamment le narcissisme pour rejoindre autrui? Le jeune cinéaste, pour sa première oeuvre, affirme et son éthique de créateur et ses choix esthétiques. Musique point envahissante, au service des nuances. Attention aussi à opposer ce que le contexte révèle essentiel, comme la capacité de s'oublier, de se dépouiller, moralement comme stylistiquement, voyez ces tatamis vides, ces fleurs des champs, à opposer cela aux billes de pachinko, en échange desquels obtenir la sainte bouteille.
Le monologue de la fin peut-être, en dépit du cadre de son énoncé, est-il un peu long, étant donné qu'on en avait vu un extrait joué par le maître: un peu plus court, on aurait tout autant réagi à la réaction prévisible, aussi juste soit-elle, de Sangoro à la fin. Mais à peine le vieux fou, peut-être saturé au moment de voir cet avant-dernier film de son festival, a-t-il décroché, qu'il est revenu dans le récit pour épouser le rythme de la sensibilité du réalisateur en retrouvant avec lui et le personnage le lieu du premier plan. Cela rappelle que savoir faire des autres le sujet principal de son art, des autres en ce qu'ils nous révèlent, constitue le sujet réel du film, et la femme du comique, Manami, son personnage principal.
À ce prix l'artiste joue son rôle, s'il faut en croire ce film tendre, tout en nuances.
Autres sections
Behind « The Cove »de Keiko Yagi
Documentaire qui revient sur la version donnée par The Cove, gagnant d’un Oscar en 2009. Ce film s’en prenait à la chasse aux dauphins et aux baleines. Je n’ai pas vu ce dernier, on se reportera à l’article de Yuri Kageyama du Japan Times(08/08/2015) pour une comparaison entre les deux films. On y signale dans le document de Keiko Yagi l’absence du témoignage de chasseurs et patrons de chasse actuels, non retraités. La journaliste souligne qu’en dépit des réserves du réalisateur primé et d’un des acteurs du film, dans leur autocritique, ceux-ci n’en maintiendraient pas moins la cruauté de cette industrie à la défense de laquelle se porterait Keiko Yagi.
À défaut de pouvoir comparer les deux oeuvres, en toute justice, le vieillard fou de cinéma japonais devra donc s’en tenir uniquement à l’impact du film japonais sur quelqu’un qui n’a vu que celui-ci.
Mais il ne se présente pas devant le film sans idées sur les sujets qu’il aborde. Tout ardent partisan qu’il soit de la culture d’une mémoire des gestes et des propos de ses ancêtres, il ne lui paraît pas contradictoire d’y renoncer là où l’évolution des connaissances permet de comprendre ce qui n’était pas à leur portée. Ainsi se chauffer au bois a certes valeur poétique, rappelle des souvenirs, mais en l’état actuel des connaissances et devant la variété des sources d’énergie, il paraît, au vieillard, imprudent et nocif d’utiliser ce type de chauffage, à moins de se servir de poêles qui éliminent les éléments toxiques. Mais qu’on se souvienne que ce mode de chauffage fut le moyen essentiel non seulement de se réchauffer mais de préparer la terre à la culture, avec les effets négatifs , reconnus depuis, cela lui semble nécessaire. De plus, si jamais l’humanité en venait à un épuisement d’autres sources d’énergie, le vieillard croit néanmoins que se chauffer au bois vaudrait mieux que de crever de froid.
Ainsi l’état actuel des connaissances donne aux dauphins une singulière proximité d’intelligence avec la nôtre. En outre, la question de l’abattage des animaux, fait en réduisant la souffrance, le touche, aussi bien que celle, d’un autre degré, du droit de tuer le vivant. Or sur ce dernier point, il n’en est pas encore au végétalisme : la frontière entre les ordres du vivant est poreuse, la nécessité pour l’animal de se nourrir de matière vivante impérieuse.
Il attend donc de voir si le film de Yagi l’éclairera sur l’opinion des chasseurs face à l’intelligence de leurs proies, les méthodes qu’ils utilisent et ce qu’ils pensent de leur cruauté, la présence ou l’absence d’alternative à ce que cette chasse apporte, au-delà du fait de fournir un métier.
Le vieillard ne peut s’empêcher de se demander, en ces temps d’exacerbation du sentiment nationaliste par suite de l’impuissance des organismes mondiaux à prendre en compte la diversité des pratiques, s’il est possible que la cinéaste détourne la question posée par la chasse en celle de défense de l’identité nationale. Or la situation en Asie est tendue entre les riverains chinois, coréens et japonais, à la fois quant aux territoires et aux pratiques antérieures d’occupation.
De plus, The Coven’était pas une production asiatique, et beaucoup de Japonais sont las, eux qui ont connu les procès de guerre à titre d’accusés, de se faire pointer du doigt par des gens qui n’y ont point été soumis. Hiroshima et Nagasaki interviennent régulièrement dans la défense contre toute critique faite au Japon pour mettre en cause le droit de juger, en particulier de gens qui proviennent de pays ayant appuyé l’utilisation de la bombe atomique. Bien entendu, on trouvera légitime cette interrogation du droit de juger, mais on pourra prendre pour détournement de la question le fait de la faire intervenir pour geler tout mouvement d’interrogation sur certaines pratiques.
C’est sur cet arrière-plan que le vieillard se dispose à voir le film de Keiko Yagi.
Celle-ci ne répond pas tout à fait aux questions susdites, ni n'évite les travers appréhendés. Mais elle réussit fort bien à souligner la manière dont on attire l'attention par des moyens douteux sur ce que les protecteurs des animaux estiment être une injustice.
Le témoignage d'un cameraman est ici le plus cohérent avec l'objectif avoué, jeter le doute sur les fins poursuivies par les documentaristes de The Cove, et surtout sur les moyens pris par eux pour convaincre. Choix d'un plan incriminant dont le montage change le sens, insistance et harcèlement d'une population ciblée, celle de Taiji, attention exclusive aux chasseurs de cette ville, sans mettre en perspective la place que la chasse à la baleine a joué dans les cultures dont proviennent les critiques.
Bien entendu, là réside aussi un des points faibles de l'argumentation, car la cinéaste n'utilise pas l'évocation de l'usage des objets fabriqués à partir des baleines au Japon de la même façon qu’elle le fait pour les États-Unis: en ce dernier cas, c'est pour protester contre celui qui accuse au nom de la vertu. Mais la critique serait plus pertinente si on opposait ce qui est utilisé encore; faute de cela, on pourrait objecter que les usages montrés ont été abandonnés.
La cinéaste reprend l'avantage en montrant comment, ou du moins pour quelle raison, le gouvernement américain aurait appuyé les mouvements anti chasse à la baleine. Mais là aussi en s'étendant sur des photos de civils japonais radiés, en soulignant qu'il y a abus à accuser autrui quand on a fait pire, elle ne répond pas à la question de savoir si les baleines sont une espèce menacée, si la chasse aux dauphins a encore sa raison d'être (elle fait énumérer toutefois des avantages de l’huile de baleine sur le pétrole, de la viande sur celle d’autres animaux), si au lieu d'être accusé de complaisance le gouvernement japonais ne devrait pas plutôt l'être de ne pas avoir implanté des activités de substitution pour les travailleurs de la mer.
Ceux-ci, tant qu'il n'y avait rien d'autres, avaient bien servi leurs concitoyens et méritaient bien du support lorsque la ressource s'avérait ou était censée s'avérer en voie d'extinction, ou, dans le cas des dauphins, ici traité sans distinction avec celui des baleines, quand les recherches ne faisaient pas encore état de l'intelligence remarquable des bêtes. Yagi donne bien la parole à des intervenants qui allèguent qu'ils s'en prennent aussi bien aux abattoirs de bœufs ou de poulets, mais elle glisse sur ces témoignages, plus intéressée à suivre son vrai sujet: pourquoi le Japon?
On peut regretter que dans la version présentée au FFM il n'y ait pas toujours traduction d'intervenants japonais qui donnent pourtant des éléments de preuve percutants à l'appui de la thèse du détournement d'attention par le gouvernement américain de ce dont on pourrait l'accuser. Ou encore du mode moins hypocrite des Japonais de recourir à la chasse, puisqu’il prend en compte la pollution dont des pays accusateurs comme l’Australie et les U.S.A., gaspilleurs, n’assument pas la responsabilité.
L'aspect le plus attachant repose sur le témoignage de la réaction des citoyens à la sortie du film primé par Hollywood, leur horreur non seulement de se voir comme Japonais ostracisés, mais aussi leur étonnement à constater la désinformation dont leur travail de chasseurs avait été l'objet. Le film ne montre qu'à la fin quelques photos des chasseurs à l'œuvre, signe que la pêche à la baleine n'est pas le vrai sujet.
Aussi intéressant, le débat sur ... la place du débat en société japonais versus en société occidentale. Autant les justiciers autoproclamés m'inspirent méfiance, autant la réaction retenue par les pro chasse envers les Japonais qui la dénoncent m'inquiète: ou bien, comme les médias, ils sont accusés de trahison, ou bien comme les politiciens, de lâcheté. Mais je n'ai pu m'empêcher de me demander ce qu'un Naoto, comme celui rencontré dans Naoto Hitorikiri, aurait dit et de la chasse aux baleines et de ce film.
Dans son procès du film primé aux Oscars, ce qui, incidemment, provoque une réaction de méfiance à l'endroit du sérieux du comité, Keiko Yagi n'est donc pas sans prêter le flanc aux mêmes reproches de dramatisation (écouter la musique qui surgit à la fin !) qu'elle adresse à ce film. Mais on ne saurait nier la pertinence des questions.
Le lecteur francophone pourra lire aux éditions Picquier le roman écrit par le cinéaste Michel Régnier, Seize tableaux du mont Sakurajima, où il décrit avec chaleur la vie des baleiniers japonais.
Haman de Tetsuya Okabe
Mourir d’amour, dit-on. Petite mort appelle-ton l’orgasme.
Et si le coït menait à une mort effective ?
Voici un film qui comptait beaucoup d'éléments susceptibles d'intéresser le vieux fou de cinéma japonais, à commencer par l'étude de la parenté qui existe entre désir amoureux et folie! Il y a aussi une sensibilité au paysage: lumière aux couleurs nettes des scènes situées en cadre citadin, dans les moments où un échange a lieu; forêt de début d'hiver, comme lieu adéquat à des rapports dont l'affection est absente ; images aux teintes délavées pour les cauchemars. Le pénis y est associé aux fleurs, et, comme elles, il est ici coupé.
On comprendrait qu'une jeune femme à sa première expérience amoureuse, confrontée à la mort subite de l'amant, puisse par la suite être sujette à des fantasmes d'émasculation. Jamais frigide, mais désirante, réceptive, il serait possible qu’elle perçoive son appétit comme menaçant pour ses amants, et que le spectateur y voit la projection de la masculine peur d'être submergé par le désir féminin, thème si présent dans les contes fantastiques du Japon.
Ce spectateur pourrait aussi apprécier la façon dont l'héroïne, Haruka, construit son idée des gens à partir de ses perceptions et de la créance qu'elle accorde à cette Midori qui semble s'intéresser à elle, se présente comme prostituée, sœur de ce Yusuke que la jeune Haruka aime.
Mais le fait de présenter comme effective la capacité de couper du vagin le sexe de l'homme exige trop de la capacité qu’a le critique de suspendre sa crédulité. Le Fantastique gore ne marche plus dans la mesure où ce qui est présenté comme réalité, et non hallucination, s'oppose aux cauchemars, crédibles comme tels.
Sera-t-on convaincu de ce passage de la peur pour soi à la peur de soi, sujet périlleux à traiter, surtout dans le cas d'un viol: d'autant plus que le film compte deux rapts!
Tout de même il faut souligner la présence d'un certain talent à jeter un éclairage oblique sur la vie de famille, lieu où sont montrés méconnus les uns des autre les membres. Les journaux hors Japon ont relevé le résultat de sondages sur le haut taux d'absence de relations sexuelles dans le couple. Or ici le héros, après avoir promis à l'aimée de respecter son vœu d'éviter le coït qu'elle sait mortel avec elle, revient sur sa décision. Il se demande si, à une vie qui s'étire avec la monotonie d'une chandelle qui fond, il ne faudrait pas préférer une vie intense, avec ce coït mortel.
Abe Sada, personnage historique, dans les années trente, avait elle aussi, après avoir étranglé son amant, à sa demande, couper son pénis. Mais avec un couteau tout de même! Plusieurs films se sont inspirés de cet épisode, chacun donnant un éclairage singulier des enjeux que l'épisode suggérait. Haman en constitue comme une variation: que la nature de la femme, sa puissance, l'insatiabilité de ses attentes constituent le sujet, l'être vivant introduit à la fin le confirme.
Un cercle de psychanalystes pourrait faire de ce film ses délices.
Naoto Hitorikiride Mayu Nakamura
Alone in Fukushimaest un documentaire sur l’attachement d’un homme revenu en dépit de l’interdit qui frappe le séjour en terres irradiées sur son coin de pays pour accompagner les animaux qui subsistent.
Naoto est-il un homme seul? Tout semble l'indiquer. Le paysage par lequel s'ouvre le documentaire est bucolique: verdure luxuriante, animaux. Mais que vient faire là cette autruche? On glisse à autre chose... Quelque chose pourtant nous dit que nous ne sommes pas en un paysage aussi pacifique et paradisiaque qu'il ne semble. L'autruche inattendue, certes. Mais aussi l'oscillation de la caméra, expressive de l'incertitude qui domine la vie des vivants en ce lieu.
Le texte et les mots parlés viennent donner le contexte, les clefs de l'interprétation de ce qui se cache sous les apparences. À 12 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima, la ville de Tomioka est désertée, même si une partie est considérée désormais accessible. Personne ne revient.
Peu à peu, en même temps que les images trahissent le choc du tsunami par les débris, la présence de véhicules inertes et celle de sangliers sauvages arpentant les rues de la ville, les propos de Naoto et les sous-titres qui ne correspondent pas toujours à la voix d'intervenants ou à une voix off découvrent l'arrière-plan de la vie du protagoniste, et ce qui explique sa présence.
Amour des animaux, critique de l'incurie du gouvernement dans le soin apporté aux personnes âgées, critique de son incompétence dans les actions entreprises pour décontaminer, critique de sa volonté d'éviter le trouble. On apprend par les mots aussi que les difficultés conjugales de Naoto ne sont pas liées en elles-mêmes à la catastrophe nucléaire, ce qui toutefois n’exclut pas un rapport lointain avec l’existence de la centrale, voire avec l’euphorie qui a entouré sa construction, puisque la chicane entre mari et femme a comme cause ce même esprit de consommation avec lequel la population s'est aveuglée au nom de la richesse matérielle et des emplois sur les risques du nucléaire. On comparera avec le sort des chasseurs/pêcheurs de baleine de la ville de Taiji, dans le film de Keiko Yagi.
Autour de cette conviction que dérisoire est la volonté de conquérir la nature, sage le désir de vivre avec elle (aussi revendiqué par les citoyens de Taiji), le film montre par ailleurs que cette sagesse implique l'acceptation de mourir avec.
En même temps, l'image continue, en dépit de la place réservée à la maigreur des vaches, aux points blancs apparus sur le pelage de l'une, l'image continue à rappeler la vitalité de la nature dans la zone irradiée: les cerisiers refleurissent, en l'absence de spectateurs; vaches et chattes accouchent, et donc matous et taureaux franchissent les dérisoires barrières pour satisfaire l'impératif désir.
Bruit du vent: il n'y a pas que le nucléaire comme puissance. Le film illustre celle, destructrice autant que créatrice, de la nature: on nous montre le résultat du passage du tsunami, équipements renversés, murs soufflés, terres ravagées. Mais là où la nature ravage, elle reprend sa place, la végétation repousse; les ravages du nucléaire sont plus sournois, ne sautent pas aux yeux. Qui sait ce que causera la radiation?
Ainsi cet attachant documentaire brosse-t-il, en même temps que le portrait d'un « fou » comme celui de Yoko Zakura, un état des lieux après le tsunami, il peint, face à la catastrophe tragique pour tous, la manière différente dont Ito le vétérinaire est revenu de Brésil pour aider, dont les fermiers Hangai sont déterminés à revenir parce que, éduqués en travailleurs, ils trouvent dans le travail la santé. Les menacerait bien plus une retraite inactive, subventionnée.
Mais il y a surtout Naoto Matsumura.
Celui-ci n'en revient pas de son propre aveuglement d'avant la catastrophe, de l'indifférence des hommes face aux bêtes. À travers lui se dit aussi la capacité de métamorphose: cette catastrophe aura affecté son identité de travailleur, marqué sa vie affective, mais aussi elle l’aura entraîné à voyager de par le monde et à voir des gens de partout venus le visiter.
Si solitude il y a, c'est aussi celle qui tient au désir de ne pas décevoir ceux qui nous apportent tant, et surtout de ne pas trahir ce sentiment d'obligation à l'endroit de ce que l'on a mis en branle. Offrir son aide et rescaper les gens ne sauraient être actions ponctuelles pour Naoto Matsumura, souhaitât-il même que le soin des bêtes reviennent au gouvernement. Tant que cela ne sera pas, peut-il quitter cette ville au nom à la fois ironique et juste, colline (oka) aux richesses (tomi)?
Un paradis dit Hangai de sa terre, ce qu'elle aurait pu rester si une autre idée de ce qui constitue la richesse n'avait entraîné son saccage.
Naoto, lui seulementannonce le titre en japonais. Lui seul vit avec les bêtes.
Et curieusement, par sa constance, il crée pour et avec d'autres un sentiment de communauté.
Popura no Akide Kenichi Omori
Les Lettresn’est pas sans lien avec un arrière-plan de la culture shintoïste, la longue tradition, chez des femmes aveugles, de voyance. Ici la communication avec les morts se fait dans un autre cadre, grâce à une vieille dont les actions démentent ce que suggère son premier abord.
Ce film aurait largement mérité un public plus vaste que l'auditoire clairsemé dont la projection matinale était remplie. Film extrêmement sensible sur un sujet qui ne l'est pas moins, il s'ouvre sur ce qui pourrait correspondre à une remontée aux sources, symbolisée par un parcours en train désert à travers des montagnes, vers une ville qui a conservé ses maisons en bois, et où pousse un haut peuplier.
En fait, ce début correspond plutôt à un désir de renouveau d'une mère qui semble déprimée, avec une petite fille vive, éminemment attentive et à son environnement et à l'état émotif de sa mère. D'ailleurs la maturité affective d'un enfant, jointe à sa vulnérabilité, constitue un des points délicatement abordés par ce récit sur le deuil tel que vécu dans l'enfance. Et sur la façon dont on peut aider l'endeuillé à trouver le chemin vers l'essentiel.
Cela passe par les lettres , qui ont ceci qui les distingue du courriel: elles ont besoin de porteur, ici donc la vieille dame, d'abord redoutée par Chiaki, neuf ans, que la vieillesse de la propriétaire, autant que l'amas d'objets qui encombre sa maison, déroute.
Si le début laissait croire à un retour vers le passé, alors qu'il prenait l'histoire en amont de l'épisode qui suit l'énoncé du titre, c'est bien par retours sur le passé que Chiaki, jeune femme, achève le processus de deuil. Et celui du consentement à être ce qu'elle est.
Elle sera soutenue dans sa quête par le souvenir de ce peuplier qui croissait dans la cour de l'immeuble où elle a vécu sa neuvième année. Tronc avec son écorce comme autant de rides, auquel on voit surgir des pousses tendres, racines accueillantes au moment où l'on est faible, feuillage qui murmure, murmure quoi, sinon les propos de la vieille propriétaire, autre pôle de soutien de l'enfant. Ridée, bonne conteuse, postière autoproclamée de courrier pour les défunts.
Ces lettres qu'elle invite les endeuillés à écrire, voici qu'elles libèrent le non dit, explicitent ce qui, resté non dit, pousse à errance, indifférence à ce qui advient ou, au contraire, suprême anxiété. Et tout cela est signifié par la mise en scène de gestes répétés.
Le retour en arrière, à la manière des poupées russes, contient une version autre que la première vue, et qui la nuance. Ainsi se découvre encore la nécessité d'intermédiaires entre soi et le monde, question d'aider à ajuster la vision.
Film qui invite à reconnaître que les chemins détournés deviennent parfois les voies les plus directes, parce que les plus respectueuses des besoins du cœur, d'aller vers la vie, d'en assumer la dure vérité, de s'abandonner au souffle qui demande à s'exprimer.
Dans une ville où l'on a conservé des maisons à l'architecture d'Edo, où les jouets et objets en brocante parlent de coutumes transmises, au milieu de rituels de prière pour les défunts ou de funérailles, le spectateur non japonais à la fois sera alerté de la communauté que crée cette transmission, s'étonnera certes de ses singularités, mais aussi découvrira celles des individus qui la composent. Conscient des différences des personnages entre eux, il ne perdra toutefois pas de vue ce qui, universel, concerne le deuil.
Le film réussit donc à inscrire le sens de la tradition à l'intérieur de celui de l'universalité. Cela le rend, parmi les films analysés ici, probablement le plus immédiatement accessible aux publics hors Japon, tout en préservant pour le familier de ce pays, et à fortiori pour ceux qui en sont natifs, les éléments susceptibles de donner à ressentir les résonances qui unissent, disons un arbre, avec des êtres et des moments de vie.
Soredakede Gakuryu Ishii
Dans sa tentative d’échapper à sa condition, un jeune voleur se retrouve avec un butin imprévu, susceptible de le mettre dans le pétrin. Passer de Charybde en Scylla, s’enfoncer après avoir voulu s’élever, on serait en plein film noir… Si le film ne tenait qu’à son synopsis !
Le vieux fou de cinéma japonais n'aime ni le rock, ni la complaisance dans l'exposition de violence, torture, souffrance recherchée ou imposée. Et pourtant il trouve justes ces éléments dans le film de Gakuryu Ishii. C'est que celui-ci va au-delà de l'économie, ici celle parallèle des gangs, de la sociologie, ici celle du recrutement par les trafiquants des enfants abandonnés par les pères, de la psychologie, ici dans la haine du père et la rivalité des frères, même nés de mères différentes.
Comme l'indique l'ouverture cauchemardesque, la vie, on peut le déduire du fait qu'elle soit montrée en couleurs désaturées, comme celles du cauchemar, la vie est cauchemar. Ce dernier dit une réalité d'ordre biochimique. On dirait que pour Ishii les personnages sont autant de molécules en course dans les neurones, entrant en attraction ou opposition avec d'autres molécules. À preuve, ces accélérés, ces images ondoyantes, ces corridors ou allées parfois vues de haut, de manière à souligner le labyrinthe dans lequel tentent de s'échapper ou de capturer leur proie des héros stoïques.
Rush et riff de guitare sont frères jumeaux, au point qu'à un moment on voit et entend un groupe rock chanter la chanson reprise à la fin par l'héroïne (sans jeu de mots, quoique... Drogue d'amour elle pourrait être). Quand la couleur revient, on revient également dans l'économie, la sociologie, la psychologie, toutes déterminées par ce jeu de molécules que chacun traduirait en images, dans ses cauchemars, rêves, oeuvres. Manga et jeux vidéos, en passant, deviennent projection des mécanismes qui ordonnent le cours des émotions.
Les truands ont des noms de dieux du bonheur. La statue de Bouddha y sert de cible de pratique de tir (allusion au précepte zen qui invite à ne pas prendre la statue pour l'esprit qu'elle symbolise). À la fin, c'est un héros en méditation que présente Ishii, en ce récit qui plongera le spectateur dans ce qu'il pourra imaginer être le jeu de nos émotions, sous le crâne, ici dans les locaux en béton gris, remplis d'objets disparates jusque sur le toit, avec son torii déjanté. Passé et présent et élan vers le futur comme présent, rush, rush, rush : qu'est-ce donc qui subsiste de vivant, d'énergie, d'échange, à ce point limite où l'on dit de quelqu'un: il va mourir?
Que sommes-nous. Simplement cela, tourbillon de molécules? Oui, Sore dake, riff en un rush Gakuryu Ishii.
Dosu Koi Musical de Ken Ochiai
Dosu Koi Musical brasse les formes, c'est le cas de le dire! Un jeune collégien est victime de harcèlement de la part de joueurs de soccer, car il est obèse. Un membre du club de sumo intervient en sa faveur.
Sur le thème : il y a une place pour chacun, pratiques et combats de sumo se déroulent au rythme d'une comédie musicale où les rouges et bleus vifs, l'entrain des mouvements des lutteurs, la musique festive témoignent d'un désir de bonheur, du prix à payer pour l'obtenir, le tout sans que jamais le sérieux des thèmes n'empêche la joyeuse drôlerie des moyens pris pour les aborder de ravir le spectateur. Mon voisin à la vidéothèque riait sans rien entendre de la bande sonore, elle-même, dans le contexte de la chanson, unissant l'effet comique et le poétique!
Si jamais le héros ne trouvait pas sa place dans le club de sumo, il en mériterait une dans une chorale!
Le héros, d'origine taïwanaise, couvé par sa mère, obèse, au départ indifférent au sumo, devient l'expression d'une invitation par le cinéaste Ken Ochiai à chacun de rejoindre la communauté par la culture de ce qui, à priori, semble l’en détacher.
Les métamorphoses des jeunes lutteurs de sumo embrassent bien plus que les obèses. Elles retournent contre le machisme associé au sport les préjugés qui portent sur d'autres marginalités. Et tout ça en 22 minutes. De quoi obliger à rendre au court métrage, perçu comme moins important que le long, l'impact dont il est capable.
Quand il est fait avec un si manifeste amour.
N’ont pas été vus du critique Shinjuku Midnigth Babyde Kazuhiro Teranishi, Vietnam no Kaze ni Fukaretede Kazuki Ômori (Blowing in the Winds of Vietnam), Out of my handde Takeshi Fukunaga,Master Blaster de Sawako Kabuki (court de 4 minutes).
Conclusion
Sous l’effet cumulatif des films vus, ceux d’Ishii et de Toda auront provoqué leur part d’illumination, dégagé des pistes de réflexion, de quoi inspirer au vieux fou de cinéma le désir de couvrir encore les festivals, mais d’une autre manière que celle dont il l’a fait depuis 1977.
S’il a le sentiment que sa propre fiction emprunte la voie des cinéastes susdits, il rêverait plutôt de pouvoir faire une œuvre, fut-ce une seule nouvelle, qui ait la poésie et la douceur, marquées de la prise en compte de la douleur, que lui ont communiqué Les Lettres, Lost and Found Hogashigaoka Wonderlandet Dosu Koi Musical.
De tous les films cependant il a tiré de quoi éclairer sous un angle particulier le dialogue entre les formes culturelles et les besoins universels, sa propre représentation de la condition humaine au miroir du cinéma japonais, dans l’effervescence d’un festival.
Pour paraphraser Bashô (peut-on faire autrement ?),
Voyager, certes ! Mais raconter, ne serait-ce pas aussi manière de voyager ?