FFM 2018 : Cinq témoins japonais de la condition humaine

 

 

par Claude R. Blouin

 

 

J’aurai vu cinq des huit films japonais annoncés, un russe et un court hongrois. Les deux derniers se réfèrent ã des traditions chamaniques, le premier celle des Yacuts de Sibérie, le second (Pigeonberry de Pici Papai) reprend une légende des Indiens de plaines d’Amérique du Nord, telle qu’interprétée par un  jeune hongrois impuissant devant la maladie qui frappe sa mère et résolu à la sauver. Le père l’encourage dans un rituel qui les sauve eux de leur sentiment d’impuissance. Quant à The Lord Eagle de Eduard Nobikov (Prix de la meilleure contribution artistique), remarquables les liens que l’on peut faire avec la « modernisation » imposée aux autochtones par le gouvernement et les églises du Canada (déménagement forcé, habitations fixes, pensionnat) et la libération apportée par les Soviets aux Yacuts : ni dieux, ni diable, séparation des animaux et des hommes, médecin au lieu de prières. Cela, en 1930, donc sensiblement au moment où le Canada imposait à plusieurs nations amérindiennes la mise à distance des traditions. En même temps, la priorité que j’attribue dans ma sélection aux films japonais ne peut que me donner à penser aux liens qui unissent ces visages de vieux yacuts à ceux de vieux japonais, animistes de tradition. D’ailleurs l’aigle du titre du film russe annonce le printemps tout comme le camélia du premier film dont je rends compte ci-après.

 

 

 

 

Chiri Tsubaki (Samurai’s Promise) de Daisuke Kimura

 

Grand prix spécial du jury (ex-aequo)

 

Dans la culture japonaise, le camélia s’associe à la fois à l’idée de renouveau, parce que sa floraison annonce le printemps, et au sacré, comme offrande. La chute des camélias (traduction littérale) sera-t-elle ici source de méditation sur une fin ou sur le passage à une autre étape? Le passé ressuscité  le sera-t-il comme moyen détourné de dégager du présent des lignes de forces sous-jacentes ou pour marquer, pour le cinéaste de 79 ans,  une identification à un Japon qui n’est déjà plus conforme à la réalité vécue ou rêvée par sa jeunesse ? Expression d’un vieillard résolu à faire entendre sa voix pendant qu’il en a la force?  

Daisuke Kimura aborde tous ces aspects dans une méditation sur ce qui donne du prix à la vie, ce qui mérite qu’on la sacrifie ou au contraire qu’on baisse les bras devant la disparition de ce qui lui donne du prix.

Le réalisateur, longtemps caméraman, signe les images d’un récit dédié à la mémoire du romancier dont l’œuvre est ici adaptée. Le récit  lui-même, rend hommage à la fidélité à la promesse faite à une disparue, Shino. Uryu et Uneme ont été ses amours et on a beau prévoir que le premier n’endossera pas si facilement la promesse faite de soutenir le second, la manière dont Uneme renversera l’interprétation de son ami et rival repose sur un poème au contenu surprenant.

Poème que ce film, où manifestement le réalisateur caméraman procède en son art comme un samouraï : entraînement individuel, en équipe, audace et fermeté et virtuosité pour celui-ci, et, pour le premier, plans nombreux pris dans la position de samouraïs assis en position formelle, face à son vis-à-vis. Le public est donc invité à partager la maîtrise de soi des guerriers (et du réalisateur/caméraman), à porter attention aux signes de vie saisonniers, comme le camélia justement.

Le thème musical, qui revient en leitmotiv, en soi me touche, même si parfois il me paraît insistant. Mais sa répétition répond à celle des moments de vie, du passage des saisons annoncé par un élément récurrent : neige, érables colorés, etc. Et camélia, bien sûr.

Uryu est interprété par un comédien qui réunit les qualités d’un Nakadai et d’un Mifune. D’ailleurs l’ombre de Yojimbo, par le mot, la chorégraphie des combats, jusqu’au jet de sang «  brumatisé «  à l’occasion, parcourt le film.

Si parfois la musique devient explicative, surligne par sa répétition, c’est peut-être aussi pour équilibrer quelques passages explicatifs des événements à l’origine, après huit ans d’exil, du retour d’Uryu. Ces moments de complexité durent peu, rappellent que ce qui passe bien en roman est plus lourd au cinéma.

D’autant plus que propre au cinéma est le jeu des cadres fixes qui mettent en relief la mobilité et l’adresse des combattants. Cinématographique, cette manière de retenir, conformément à la date de l’action, 1730, une esthétique de l’ombre, du gris bleu dominant sauf dans les plans de fin qui coïncident avec l’invitation à vivre et multiplient les plans de fleurs variées, dégageant ainsi le protagoniste de l’idée fixe, du seul désir de voir les seuls camélias alors que Shino, la maîtresse de vie invite à saisir celle-ci en toutes ses manifestations.

Cela sans que le son grave des instruments à cordes qui constituent le cœur du leitmotiv ne nous fasse oublier jamais l’usure, l’injustice, la confusion des sentiments.

Signalons que ce Japon de 1730 , centré sur la classe des guerriers, évoque non seulement les difficultés des paysans, mais qu’il y a des samouraïs pour s’en préoccuper et fustiger l’appropriation des richesses par les hauts gradés, mais aussi que les femmes, quand elles sont douces le sont par choix, pas seulement par contrainte, qu’elles ont, dans la classe des samouraïs, droit de réplique et de décision et qu’elles sont, comme les hommes,  coincées, lorsqu’il est question de mariage, entre ce qu’elles doivent à leur statut (giri) et ce que leurs inclinations personnelles les pousseraient à choisir (ninjo). À cet égard, le cinéaste  prend en compte des enjeux actuels en les replaçant dans un cadre autre.

Daisuke Kimura marie donc ici son sens de l’expérience de la caméra, son rapport avec une des esthétiques du Japon, née du croisement du zen et du bushido et un sens du récit où irruption de combats et confrontations de personnalités alternent. Mais ce qui traverse tout le film, ce n’est pas le désir flamboyant d’innover, même si Kimura opère des variations sur les modes de narration du film d’époque. C’est plutôt le témoignage de seconde en seconde de ce plaisir et de cette fierté issus du travail bien fait. Propos pas neuf, bien sûr, surtout quand les cinéastes se servent du cadre des arts des périodes d’avant 1867, mais, à la manière de l’enchantement à se déplacer pour voir les plantes qui saluent la venue des saisons, il y a dans ce goût du bien faire un culte de la répétition, dut-on, comme Uryu, prôner que, lorsque l’on désire une chose, il faut foncer droit devant soi, sans tergiverser.

Gris bleu, teinte dominante. Donc bémol au précepte lancé par Uryu, et qu’il énoncera lui-même : cela ne mène pas forcément au Bonheur!

On sent l’attachement du cinéaste aux demi-teintes, mais son attention aussi à ne pas céder à ce que cet attachement peut provoquer, l’attraction de l’autodestruction.

Ainsi Daisuke Kimura transmet-il simultanément une vision de son héritage de la période Edo tel qu’il lui permet de penser le monde actuel, et une somme de son art de caméraman.

 

 

 

 

Owatta Hito (Life in overtime) de Hideo Nakata

 

Prix d’interprétation masculine

 

Une personne finie annonce le titre original : le réalisateur fait donc front avec son personnage : il s’appuie sur la culture populaire qui identifie vie de travail et vie active. Le titre anglais annoncerait plutôt la contestation de cette donnée initiale, à laquelle le héros ne saurait se résoudre : overtime, moins surtemps de travail que supplément donné en prime!

Par deux fois, un poème est cité, qui donne sa couleur au récit. Citons-le de mémoire : les fleurs de cerisiers qui tombent ne retiennent guère l’attention de celles qui tomberont bien à leur tour. Ainsi oscille entre attentions distraites d’autrui à son nouvel état et pensées tues, qu’il vient pour dire, mais dont l’expression est interrompue, l’homme dit fini : il voit bien qu’en sus d’une énergie qui elle diminue coexiste des élans, des rêves, le désir d’entreprendre. Qu’en faire ?

Le cinéaste connu pour Ring sort de l’« arène » qui l’a rendu célèbre, celle du film d’horreur, mais sans perdre le sens des peurs sourdes, quotidiennes, communes. Communes, peut-être, mais chacun les vit pour la première fois, avec ses propres souvenirs d’enfance, ses propres espérances amoureuses et professionnelles, et donc retrouve un caractère d’exception des protagonistes de films de genre. Ainsi du héros que l’on suit du jour de sa retraite. De la réaction formelle des collègues , dans un décor austère, à celle des membres de sa famille, autour d’un repas coloré, Tashiro expérimente déjà l’écart entre ce qu’il voudrait dire et ce qu’il est entraîné par autrui à exprimer. Au plan du dialogue, Hideo Nakata réussit ainsi à opposer la froideur d’une réplique à l’aparté visuel réservé au spectateur à qui il donne à entendre l’écart entre propos tenu et ce qui demandait à être dit, la froideur de ton et l’émoi contenu.

L’humour est au rendez-vous, tantôt né d’un geste en contraste avec un lieu ou un propos, tantôt d’un bruit de jet ou d’une musique donnant une dimension épique ou guillerette à une situation. 

Cet homme fini se refuse à se voir tel. Mais le mot français retraite est plus général que sa contrepartie japonaise. Dans cette dernière langue, les caractères désignant l’idée d’éloignement et celle de travail sont utilisés. On sait comme les Occidentaux s’étonnent de cette assiduité au travail et de cette dépendance, en particulier des hommes, à la compagnie. Le récit, inspiré d’un roman, souligne le sentiment de valorisation de soi par l’utilité qu’on ressent ou par l’épanouissement de ses facultés mises à l’épreuve dans les imprévus. Tashiro ne déparerait pas les justes du clan des protagonistes de Chiri Tsubaki. À ceci près, que l’épouse, Chigusa, perce la part d’égoïsme que peut cacher cet investissement dans le travail, au mépris de l’attention à la conjointe. Mais cela ne fait pas de Tashiro un insensible à son épouse, il a ses regrets, il conserve une nostalgie de ce qu’il aurait pu être

 Nostalgie trahie par sa redécouverte de la poésie d’un poète de la précarité, des charmes éphémères que peut saisir le pauvre ou le malade. Tokuboku n’est toutefois pas le seul écrivain cité : Miyazawa, le conteur si influent après sa mort sur la littérature enfantine aussi bien que sur le monde de l’animation, a droit à une place par sa qualité, mais aussi par le fait qu’il incarne, avec l’accent régional, la richesse du furusato, le pays natal. Danses locales, équipe de rugby ont imprégné de souvenirs, donc de sens, la mémoire des vieux. Vieux peut-être, mais pas encore morts! Cet héritage du pays natal, ces impressions et découvertes, dans un monde éprouvé comme en devenir, ils ont le privilège de participer du sentiment de durée qu’incarne le mont Iwate enneigé qui domine la ville de Morioka.

Dans le vacuum laissé par l’oisiveté, les plaisirs et valeurs de l’enfance reviennent hanter le héros,  l’obligent à se demander s’il est passé à côté ou pas de sa vie.

L’art du cinéaste, du mélange des genres à celui des tons, consiste, en passant par des tropes archiconnues de la littérature et du cinéma (celui de Yasujiro Ozu avec ses réunions d’anciens, de Yoji Yamada avec son humour bon enfant), à surprendre par la manière dont le prévisible prendra forme : on se doutait bien que… mais pas par là! 

Riant, songeant, acquiesçant, pleurant, le spectateur est porté par un art du récit où l’attention au travail bien fait ne devient jamais le premier objet de son observation. On a le temps de s’attacher aux personnages parce qu’ils ne se donnent pas tout entier dans leur première apparition.

L’affiche annonce le ton. Lettres noires, pour la perspective de fin, de mort, dont l’échéance semble plus proche au retraité. Jaune vif, pour la vitalité encore vive, avec ses hauts et ses bas, ses regains d’espoir et ses rechutes : tant qu’il y a rythme, il y a vie. Assis sur une balançoire, un pigeon sur la tête, une femme à jupe rouge au bas, Tashiro oscille donc, tenant les éléments de sa vie en balance. Et s’il associe la qualité de celle-ci à la capacité d’avoir des projets, le cinéaste, par la présence d’un personnage d’arbitre de boxe, mais surtout par son plaisir à faire se jouer les ressources de son métier, rappelle qu’il faut savoir danser maintenant, pendant qu’on le peut. 

 

 

 

Outo Zonu ( Zone out/ Regarder dans la ville ) de Hiroshi Kanno

 

Hiroshi Kanno prévient le public, juste avant la projection, que son film sera sombre. Il met en cause un fléau du Japon moderne, la maladie mentale.

Sombre, le récit l’est visuellement avec sa lumière qui laisse souvent place à l’ombre, l’oscillation de la caméra, double de celle de plusieurs protagonistes, eux-mêmes, comme l’explicite le dialogue, partageant, souvent simultanément, deux mondes ; à cela s’ajoute le choix de décors où alternent, par exemple, lieu cossu et corridor souterrain bétonné. À quelques reprises nous est présentée une hallucination, en fait un cauchemar, et parfois, on nous laisse en suspens quant à la réalité du monde présenté.

Sombre aussi par les tourments d’une enseignante harcelée par la mère d’une de ses élèves, elle-même fabulatrice (syndrome de Münchhausen).

L’enseignante est suivie par un acupuncteur, atteint de la maladie de Capgras i.e. il est hanté par l’anxiété de reconnaître le faux du vrai (anxiété que le film communique au spectateur). Le patron de l’enseignante est lui aussi prisonnier de son imaginaire et de l’affection d’une sœur qui lui passe tout. Si l’on s’en tient à un point de vue narratif, les rebondissements rapides (par exemple, un homme en trente secondes passe de l’exaltation du beau coup en spéculation à la banqueroute), l’accumulation et la concentration de malades mentaux gravitant autour de celle qui est présentée comme  l’héroïne, orienterait vers le mélodrame… et l’invraisemblance.  

Mais la suite de statistiques données au début avec images d’un jeune harcelé par des jeunes gens, une bande son où voix superposées, grincements, cris communiquent l’état de harcèlement de personnages qui entendent des voix, reçoivent les demandes de personnes exigeantes pour autrui, les inserts de noms de maladies mentales et de leur définition, le parti pris de présenter, comme s’ils étaient une majorité, la minorité de ceux qui sont atteints de maladies mentales, tout cela nous met dans la position du travailleur social exposé à rencontrer à la suite des gens en détresse et dangereux pour eux-mêmes comme pour autrui.

Hiroshi Kanno adopte la très appréciée attitude de beaucoup de cinéastes : voir de face le réel, ici celui de la maladie mentale. Sauf pour harceler un vendeur, la base biologique de la maladie est peu mentionnée. Mais on rappelle le contrôle possible des hallucinations par les médicaments. On montre aussi qu’ils peuvent être retournés en cause de mort! Le personnage auquel on a identifié l’Asperger fait prendre conscience du fait que le vocabulaire ne définit pas tout le langage, que nous sommes « cultivés », i.e. entraînés à jouer de plusieurs codes simultanément et à supposer que des expériences communes permettent les sous-entendus. Mais qu’advient-il si l’on ne peut gérer qu’un code à la fois ? C’est donc bien un facteur de stress que la communication et l’interprétation des expressions. Par ailleurs, on voit le revers du culte de la perfection, de la sujétion aux désirs d’autrui, les méfaits de l’absence de temps pour soi.

Les  facteurs de conditionnements sociaux sont donc privilégiés, retenus jusque dans les traits de style décrits plus haut. Comme cette avalanche de caractères qui apparaissent en surimpression. 

Nous passons donc  de la maladie de ceux qui craignent être privés de cellulaire à la pression de parents impatients que l’enseignante ne réponde pas fissa à leurs courriels, de celle des patrons pour forcer la vente de produits à celle de se faire valoir par l’accumulation de biens ou de dons. Brutalité effective des dominants et discours destructeur, rumeurs délétères et irrritations, peu de signes de bonté.  Si ce n’est chez cet îlotier qui traite avec douceur une femme atteinte de démence.  

Beaucoup de facteurs sociaux aggravent épuisement, perte d’estime de soi, vide de sens : le réalisateur a bien défini son propos dans le titre français, Regarder dans le vide.

Qu’adviendra-t-il quand une majorité de gens vivra ainsi dans deux mondes, incapable de toute hiérarchie des valeurs, incertaine de la nature de ce qu’elle perçoit? Kanno nous en donne une idée en faisant se relayer tous ces personnages atteints chacun d’une maladie bien distincte !

Pris ainsi, le récit me saisit comme une vision d’une apocalypse par déraison, crée par notre fascination pour les gratifications instantanées et les réponses simples. Il y a dans l’état où me laisse le film, quelque chose qui me rappelle ce vieux fou qui redoute les effets du nucléaire dans Ikimono no Kiroku (Chronique d’un être vivant) d’Akira Kurosawa.

Le titre nous avait prévenu : nous sommes bien en compagnie de ceux et celles qui vivent hors zone et le cinéaste nous fait partager le temps de la projection ce qu’il advient de quiconque perd la capacité de distinguer projection et réalité. Chose représentée et représentation. On voit combien le cinéma, par la nature de l’expérience communiquée, se prête encore plus que la littérature (reine, elle, de l’évocation) à rendre la sensation de penser pensons et éprouver les rapports entre perception, hallucination et rêve. 

 

Jumpei Kangae Naose (Think again, Jumpei) de Toshiyuki Marioka

 

En tant que genre, le film de yakuza met en scène un gangster dont on ignore le cheminement qui l’a conduit à s’intégrer à un gang au profit de l’irruption dans un moment où celui-ci est menacé. Le héros, lucide sur le peu de qualité de ses chefs ou leur absence de respect réel du code d’honneur invoqué, néanmoins, par conviction personnelle, s’y montre fidèle. Jusqu’à la mort, non sans une scène de confrontation finale, moins duel que combat d’un contre plusieurs. Le formalisme stylistique redouble ici le formalisme éthique : on construit un système où tout se tient, dans la mesure même où l’on a le sentiment du vide qui sous tendrait l’existence. Éthique et esthétique ont un rapport fusionnel, qui n’est pas sans expliquer le succès de ce genre auprès de la classe ouvrière, de tous ses ruraux exilés dans les grandes villes, déracinés et qui se retrouvent dans le gang une famille. 

Qu’en sera-t-il de Jumpei ? le synopsis annonce un personnage jeune, petite main au service des conceptions du chef, chargé de missions compromettantes dont il s’agit de tenir éloigner ce même chef. L’homme de main assume l’acte, ici le meurtre, en taisant son commanditaire. Pourquoi Jumpei se conforme-t-il à cet idéal ? Pourquoi la vie d’autrui compte-t-elle moins que d’être bien vu de son chef et de son gang ? En quoi Toshiyuki Morioka en fait-il le guide vers ce qui motive la vie de sa société et en société ? En quoi le style du film laisse-t-il place à ironie, critique ou , au contraire, magnifie-t-il le code ? 

Voilà qui me trotte en tête à quelques heures de clore mon FFM par ce film du premier genre auquel en 1970, j’ai consacré mon premier article. C’est donc à l’ombre d’un genre, d’une expérience de jeunesse, des trois autres films japonais vus cette semaine que se colore mon interprétation de Think again, Jumpei.

Drogue, prostitution, prêts usuraires, hackinget fraudes numériques, extorsion: les films de yakuza ne prennent pas tous la peine de montrer des éléments de ces occupations. Morioka le fait au début, et cela permet non seulement de placer le spectateur devant la réalité des actions criminelles, mais rappelle la fonction d’observateur et d’exécutant de Jumpei.  

Par ailleurs, celui-ci affirme devant son chef, comme devant la copine qu’il se fait à l’occasion d’une action dont il a pris l’initiative, les principes du code d’honneur, son intention d’y souscrire, l’acceptation du meurtre comme rituel de passage pour devenir un homme. En suivant Jumpei, nous avons donc tous les éléments du genre, y inclus la persistance dans l’idéal, même quand on se sait manipulé, jusqu’à la confrontation en solo contre plusieurs. 

En dépit de la prévisibilité, dès lors, des gestes des yakuza, du héros comme de ses opposants ou soi-disant frères,  Morioka introduit des aspects innovateurs. 

Formellement, à un plan près qui concerne la copine, Kana, placée devant la réalité d’un vol qu’elle vient de commettre, on ne voit guère ces compositions étudiées où les personnages sont comme prisonniers de jeux de lignes, comme d’autant de préceptes du code qui les contraint. La caméra est assez mobile pour ainsi éviter toute attention à la composition. Qui plus est, l’image est constamment déconstruite par la surimpression de textes de messagerie téléphonique. 

La copine de Jumpei, Kana, en effet, ne peut s’empêcher de partager avec ses amis de réseaux le fil de son engagement avec Jumpei au long des trois jours qui le séparent de son geste fatal. Des gens dont elle ne connaît que les pseudonymes s’intéressent au sort du couple, en viennent à vouloir sauver Jumpei du sort qui l’attend s’il exécute l’ordre de tuer.  

Morioka se sert de ce procédé pour tracer le portrait d’une jeunesse aliénée de rapports francs avec les parents, et qui projette dans les conseils destinés à autrui des vœux pour elle-même. Froideur devant le drame pour X, participation au réseau social comme source de divertissement pour Y, et, pour Z, moyen de déclarer sa solitude et de rechercher une connexion avec autrui, fut-elle faite de mots et ainsi devenir celle de fantômes, pour reprendre le pseudonyme d’un des testeurs. 

Kana devient donc le point focal du point de vue particulier du cinéaste, la façon dont il introduit de l’imprévu dans le genre. Il laisse d’abord en suspens le sort de Jumpei, puis dans un deuxième ralenti (deuxième élément classique du genre), il laisse entendre par le vide laissé à la place du jeune yakuza que sa fin a bien été, contrairement au rêve de Kana, conforme à celle de plusieurs yakuza, figures emblématiques. 

Le Kabukicho (quartier de Shinjuku) de maintenant m’a rappelé celui que j’arpentais au début des années 70, cellulaires aux mains des passants en plus. Par ailleurs, un chef de gang rappelle à Jumpei que cette croyance au code et cette manière d’exécuter un rival, n’est plus dans les usages. Il y a donc changements. 

  Mais c’est, de la part de la plupart des correspondants de Kana, cette solidarité, cette manière de se soucier d’éthique, d’explorer le sens de la vie, alors même que l’on flirte avec le sentiment de son vide, c’est bien cette attention à départager la critique des apparences et le consentement aux limites de l’anarchie comme de la dictature, qui constituent les aspects par lesquels les lois du genre, par ailleurs reprises, sont mises en question.  

Ajoutez une attention à relier Jumpei à une mère qu’il a fuie, à son furusato, le souci aussi de marquer les moments de sensibilité et d’empathie encore survenant tandis que Jumpei se veut glacial, déterminé, sa revendication, paradoxale pour un tueur, de compassion, la révolte contre l’ennui et les convenances de Kana, et vous comprendrez pourquoi la part de prévisible n’a point affecté ma curiosité. 

La résilience de la jeune fille, la violence des refusés, le nombre de tous ces flashes au-dessus des plans de visages, nombreux, ou de ceux des néons, aussi éclatés que les questionnements et les élans désordonnés des protagonistes, ajoutent au bouillonnement intérieur qui se cache derrière ces visages fermés. 

Le film apparaît donc comme un appel à la lucidité, une invitation à la jeunesse qui cherche connexion à ne jamais juger de la valeur d’un comportement selon la reconnaissance qu’il nous méritera, à ne pas confondre service et servilité. La jeunesse japonaise, ici par le filtre du film de gangster, se voit présentée comme n’étant pas si étrangère à celle d’Amérique du Nord dans son refus d’une vie mécaniquement vécue, aveuglément soumise. 

 

Maboroshi wo Miru Hito (The Reality behind What We See¿ The Poet Yoshimasu Gozo, in Kyoto) de Haruo Inoue.

 

Yoshimasu Gozo (né en 1939) est un poète considéré comme un des plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle et des premières décennies du vint et unième. Pour autant que quelques traductions permettent d’en juger, il joint aux sources mythologiques (du japon, d’Égypte, etc) les références à des gens de son entourage. Et là où le fantôme d’êtres d’un autre temps ou d’une autre culture apparaissent, il prend soin de se montrer enraciné dans un lieu bien précis. Les extraits de chansons, de poèmes de la période T’ang, peuvent voisiner avec des propos introspectifs relayés par une réminiscence de chanson. Ainsi le texte prend-il allure de collage, d’invitation à lire, oui, mais aussi à voir les kanji, à les reconnaître en leurs composés. Cela crée l’effet d’une énergie en mouvement, de brassage dynamique, où s’entrechoquent les temps, les civilisations, les questions. Avec en sourdine, autour de la figure du fantôme, le sens des séparations à venir. C’est ce poète que suit Haruo Inoue, cinéaste prenant comme objet un poète, lui-même cinéaste expérimental, performeur, lecteur. Comment éclaire-t-il donc son parcours?

Haruo Inoue reprend l’éclectisme formel de son sujet et nous fait partager l’admiration du poète pour les lieux et les écrivains qui nourrissent sa poésie. Ainsi cadre-t-il de manière à suggérer la force de jaillissement des arbres et la vitalité, de la jeunesse au déclin, du feuillage; les vagues créées par le sable ratissé deviennent les doubles de celles du tsunami à l’origine du long poème de 647 pages dont Yoshimasu Gozo, par son témoignage, ses gestes, ses allusions à ses sources d’inspiration littéraires, nous livre un moment de la genèse. 

La bande son retient en ses nuances le bruit de l’eau, lui-même signalé en ses muances par le poète, qui passe ainsi du fait de savoir écouter les bruits de la nature à celui de savoir retenir l’écho des mots, rester attentif aux images que les sonorités des syllabes suscitent. C’est d’ailleurs ce que dit l’origine du mot prononcé et sa sourve qu’il cherche à saisir dans ses commentaires sur ses prédécesseurs.

Avec le poète, le cinéaste fait des aspects variés de l’eau, vue du très près au très éloignée, de son état sous microscope à sa majesté de mer, le flux conducteur d’un documentaire qui dépasse le seul portrait de Yoshimasu Gozo pour devenir, comme celui-ci le fait lui-même dans ses écrits traduits, une expression poétique Et un essai sur la poésie ET une méditation sur l’eau comme force, sur l’arbre comme jaillissement d’eau, sur l’écorce comme sa peau, jusqu’à la figure du dragon, en laquelle le tourbillon venu du sol s’unit au ciel.

Documentaire exigeant, par la densité des rapprochements, la multiplicité des sources d’information simultanées, documentaire généreux par l’acte de reconnaissance auquel il convie, reconnaissance du magique qui ne demande qu’à apparaître si nous savons être attentifs, mais reconnaissance aussi du travail de nos prédécesseurs qui ont su en mots et donc en sons rythmés retenir certains de ces moments, nous donner la possibilité de les entrevoir, nous inviter à rester attentifs à notre tour. 

Poète et cinéaste en osmose, avec la foi des enthousiastes convaincus du bien-fondé de leur démarche, nous laissent donc éveillés à l’immédiatement présent, à l’eau, dont Pindare déjà déclarait, Ariston men udor, « eau l’excellente ».

Dommage qu’il y ait eu moins de spectateurs que de syllabes pour faire un heptasyllabe de haïku pour ce film où l’on pouvait voir sous nos yeux le travail d’un écrivain, archéologue, botaniste, artisan, travail abordé avec une créativité aussi vive que celle du sujet.

Espérons qu’une version sous-titrée en français soit faite, car le film n’a pas que le potentiel de faire le tour des festivals, il devrait être vu de quiconque estime le prix qu’il y a à prêter l’oreille au rythme du monde et à celui dont nous sommes possédés.

 

 

Après le festival

 

Contrairement à ce que j’avais prévu, la proportion de spectateurs japonais était moindre que lors des années antérieures, du moins lors des quatre projections auxquelles j’ai assistées. On y retrouvait un noyau de fidèles, contents de se retrouver entre deux films et de comparer leurs impressions, mais très peu de personnes. Moins que ce que les films méritaient. 

Un film de samouraï, un film de yakuza, un récit mettant en scène le vieil âge et le rapport au travail, enfin une œuvre moins achevée, mais aussi plus expérimentale, sur la maladie mentale : du besoin d’idéaliser à celui de ramener au réel pour le corriger, là où les sources de souffrance relèvent de l’être humain, mon parcours aura été précieux aussi bien par ce qu’il me permettait d’ajuster de ma vision du Japon et de sa culture que par ce qu’il m’obligeait à regarder en face de ma propre condition.

 

 
[1]
Voir Revue Poésie numéro 100 Poésie japonaise, Belin2002 ; Écritures japonaises, in Cahiers pour un temps, Centre Georges Pompidou, 1986

 

[2]Voir Revue Poésie numéro 100 Poésie japonaise, Belin2002 ; Écritures japonaises, in Cahiers pour un temps, Centre Georges Pompidou, 1986

 

[3]Sont commentés les poètes japonais Akiko Yosano, Takaaki Yoshimoto, Tamiki Hara ; aussi Rimbaud, Ponge, T.S. Eliot, dont leWaste Landest rapproché des lendemains du tsunami qui a frappé le Tohoko, point de départ d’une eouvre à laquelle Gozo se consacre encore. Le cinéaste donne à entendre la voix même de Yosano, pour moi émouvamnte d’autant qu’elle lit un poème appris à mes dix-sept ans, jamais entendu lu ainsi. Enfin un segment magnifique explore textes et lieux chez Kawabata.